Victor Karady

 

Les Juifs dans les sciences sociales. Esquisse d’une problématique.

 

            La forte participation, apparaissant parfois comme une présence spectaculaire, d’intellectuels juifs dans la fondation et le développement des disciplines sociologiques ou para-sociologiques, y compris dans leur institutionnalisation académique et universitaire, fait partie de la vision consensuellement admise de l’histoire des sciences sociales à l’époque contemporaine.[1] Il arrive même – on ne prète qu’aux riches – qu’on classe comme Juifs des praticiens reconnus en cette matière qui n’en sont pas. La prégnance de cette image ’juive’ des sciences sociales dans leur phase historique ascendante a provoqué maints amalgames aux relents parfois (mais pas toujours) antisémites, auxquels cas la ’haine de la sociologie’ - souvent apostrophée par Pierre Bourdieu - fait bon ménage avec les réflexes antijuifs.

 

Les références ne manquent effectivement pas pour soutenir ce constat. En France les sciences sociales universitaires (telles la sociologie, l’ethnologie, l’histoire sociale ou la socio-linguistique) naissent autour de l’Année sociologique d’Emile Durkheim, père fondateur de ’l’école sociologique’ secondé par son neveu Marcel Mauss.[2] Au compagnonnage durkheimien appartiennent toutefois Robert Hertz, Lucien puis Henri Lévy-Bruhl et l’école concurrente s’organise autour de René Worms, tous savants juifs. Dans l’entre-deux-guerre l’influence sociologique est revendiquée par un Marc Bloch et le second après-guerre est marqué dans cette fraction du champs universitaire par l’enseignement et les oeuvres de Georges Gurvitch, de Raymond Aron ou de Georges Friedmann, ensuite par le structuralisme de Claude Lévi-Strauss. La réflection philosophique sur la vie en société fut illustrée au 20e siècle dans l’hexagone par une lignée prestigieuse de savants juifs (de Henri Bergson à Jacques Derrida). On pourrait établir de semblables généalogies en Allemagne (avec Georg Simmel, Norbert Elias, Theodor Adorno, Max Horkheimer et d’autres), en Hongrie (avec Karl Mannheim, Karl Polànyi, Oskar Jàszi, Georg Lukàcs), en Angleterre (Morris Ginsberg), aux Etats-Unis (avec des transfuges juifs d’Allemagne tels Franz Boas, Edward Saphir jusqu’à Robert K. Merton et Paul Lazarsfeld). Selon une source chiffrée, en 1967-68 pas moins d’un quart des membres des comités éditoriaux des deux plus importants organes de la discipline sociologique aux Etats-Unis furent juifs.[3]

 

L’hypothèse problématique de la surreprésentation juive dans les sciences sociales

 

Il serait pourtant non seulement quelque peu trivial mais par lui-même inopérant aussi pour la construction de notre problématique de continuer pareille énumération qui, quelqu’illustrative qu’elle puisse paraître, ne suffit pas de servir de preuve directe d’un engagement privilégié et général des chercheurs juifs – plus que d’autres – dans les disciplines sociologiques. Pour celà il faudrait pouvoir comparer à l’aide de comptages empiriques la présence juive dans des champs disciplinaires en question avec d’autres champs (en tenant compte du poids quantifié de chacun dans le système des disciplines) ainsi qu’avec celle d’autres groupes identitaires à statut égal, eu égard aux grands facteurs de promotion vers les positions dans les hiérarchies scientifiques (stratification socio-économique, situation résidentielle, capital culturel, chances d’accès aux études supérieures et aux formations spécialisées, etc.) en les rapportant chaque fois aux conditions concrètes de compétition entre les groupes (qui peuvent être plus ou moins défavorables aux Juifs) dans les marchés intellectuels nationaux respectifs. Seule la confrontation méthodique des ’groupes de départ’ comparables (par exemple, en France, des classes moyennes urbanisées catholiques, protestantes et juives) et des ’groupes d’arrivée’ (ceux qui ont fait carrière dans les sciences sociales et dans d’autres branches d’études) permettrait de démontrer le constat que suggère le sens commun.

 

 La prudence s’impose donc en ce domaine, lors même que le résultat positif d’une telle démarche éventuelle, si elle était possible, semble plutôt vraisemblable : en France l’avénement des premières grandes générations d’auteurs juifs dans les sciences sociales est spectaculaire même par leurs nombres relatifs (encore davantage pour ce qui est de leur impact intellectuel), alors que la population parente dont ils émanent ne représentait dans France de la Belle Epoque qu’une quantité démographique négligeable[4] ou, au mieux, une très faible minorité, même si l’on prend en compte leur importance dans les classes cultivées citadines. Toutefois, on trouve à la même époque beaucoup de savants juifs reconnus pour leur contributions dans d’autres disciplines scientifiques aussi, que çe soit en France ou ailleurs, notamment dans la recherche médicale, en mathématiques, en biologie, en physique voire en astronomie[5], sans parler des nouvelles orientations des sciences de l’homme, telle la psychanalyse freudienne, longtemps regardée (non sans de bonnes raisons) comme ’une discipline juive’.

 

            On voit de la sorte que le problème initial se trouve en réalité éclaté en deux questions distinctes mais interdépendantes. Elles se posent dans un ordre logique au sens où la réponse à la seconde présuppose la solution de la première. Celle-ci porte sur les raisons générales (et sur l’ampleur) de l’entrée de Juifs dans les professions intellectuelles à l’époque contemporaine (notamment par suite de leur émancipation civile, qui leur donne accès aux marchés de la production savante dans des conditions en principe plus ou moins égales aux non Juifs[6]). Celle-là concerne le choix spécifique et, hypothétiquement préférentiel de l’engagement dans les sciences sociales parmi l’ensemble des candidats juifs aux professions intellectuelles.

            Dans cette note je rappellerai ’abord les principales sources, assez bien documentées, de ’l’intellectualisme juif’ à l’époque contemporaine, qui a fait d’ores et déjà l’objet de maintes formulation théoriques, à commencer par l’essai célèbre de Thorstein Veblen (qui lie la performance scientifique des Juifs à la précarité de leur statut social après l’émancipation[7]). Cela introduira une réflexion sur les pistes de recherche pouvant éclairer la signification, les conditions et les fonctions socio-culturelles spécifiques de l’intérêt pour les sciences sociales dans les milieux juifs des classes cultivées.

Cette double démarche laissera toutefois dans l’ombre la question implicite et pourtant centrale dans cette problématique, à savoir si les sciences sociales ont eu effectivement une place privilégiée comme foyers d’accueil, d’attraction et de mobilisation dans l’orientation intellectuelle des aspirants juifs aux carrières savantes.

 Il est en effet trop tôt pour aborder cette question avec les moyens actuellement disponibles. On manque encore cruellement des prosopographies comparées dans différentes sociétés modernes offrant des recensements quant aux personnels juifs et non juifs dans l’ensemble des disciplines de recherche, eu égard à l’expansion historique de la taille des différents marchés disciplinaires locaux[8], aux conditions d’accès à ces sous-marchés - elles aussi historiquement évolutives - pour Juifs et non Juifs[9], ainsi qu’aux chances d’y faire carrière (souvent très variables selon l’origine identitaire, même dans des sociétés occidentales formellement démocratiques)[10]. Ce qu’on nomme, sommairement, choix de discipline ou de branche d’étude (et de la sorte des options éventuellement préférentielles pour les sciences sociales) pourrait ainsi fort bien se révéler à l’examen plus approfondi comme placé sous le coup d’un grand nombre de déterminations objectives qui, dans des cas limites, pourraient ne rien avoir avec des dispositions ou des propensions propres aux Juifs en question. 

            A cela s’ajoute le fait que, techniquement parlant, la notion même de choix préférentiel reste problématique.

En termes quantitatifs, il va en effet de soi que les praticiens des sciences sociales ont été en général toujours moins nombreux, et de loin, que ceux des grandes disciplines classiques à application professionnelle plus courante – telle médecine, droit, économie, voire (probablement) théologie ou des branches d’études (comme l’histoire ou les langues) faisant l’objet de l’enseignement secondaire. On ne peut guère espérer identifier à quelque période de l’époque contemporaine plus de sociologues que de médecins (juifs ou non juifs) en aucun pays. Mais il a pu y avoir, dans certaines conjonctures historiques, une fraction plus importante de l’intelligentsia juive dans les sciences sociales que dans d’autres aggrégats d’intellectuels. De la sorte, pour prouver une telle préférence (qui ne saurait être, manifestement, que toute relative), il conviendrait de confronter les effectifs des praticiens juifs et non juifs des sciences sociales à ceux des autres disciplines, avec l’hypothèse sous-jacente que le résultat de pareil rapport chiffré serait plus élevé chez les Juifs que chez d’autres.

 Une telle analyse proprement élémentaire ne suffirait pourtant pas d’éclairer un autre aspect de l’hypothèse du recrutement préférentiel en question, peut-être plus décisif encore pour la place acquise par des Juifs dans les hiérarchies intellectuelles des différentes branches d’études : la fréquence de l’engagement dans les sciences sociales comparé à celle dans d’autres disciplines selon le niveau certifié du potentiel intellectuel. La sur-sélection ou la sous-sélection intellectuelles relatives dans les différentes branches d’études chez des candidats juifs et non juifs offrent, une fois objectivées, des éclairages pour l’interprétation des rapports de forces scientifiques entre Juifs et non Juifs dans les hiérarchies disciplinaires propres aux sciences sociales et aux autres disciplines. Outre les niveaux différentiels de la sélection intellectuelle, ceux-ci réflétent pourtant également les conditions variables de la compétition, pouvant parfois assurer des avantages relatifs (ou des désavantages moindres) à des ’nouveaux venus’ dans les classes cultivées – comme des Juifs – dans les ’sciences neuves’ (comme les disciplines sociales) face aux branches d’études classiques. Toutefois il ne semble pas que pareilles situation ’de moindre désavantage’ aient pu exercer toutes seules un effet d’attraction d’importants contingents de jeunes chercheurs juifs en puissance en faveur des sciences sociales. Tout au plus pouvaient-elles contribuer à en détourner certains vers des disciplines marginales ou neuves, dont ces dernières.   

 

Ainsi, la montée quasi simultanée des Durkheim, Mauss, Lévy-Bruhl et Bergson au sommet de la hiérarchie institutionnelle des disciplines qu’ils ont illustrées peut être certes liée à la fois à l’afflux d’excellents candidats juifs à l’Ecole Normale Supérieure et aux facultés des lettres, sous le double effet de l’ouverture aux Juifs des carrières dans le haut enseignement public et des réformes universitaires (dues également au régime républicain) qui débutent après l’effondrement de l’Ordre Moral (1877) aboutissant au reclassement vers le haut des carrières universitaires dans le champ des options professionnelles des élites françaises. Mais les innovations scientifiques que ces auteurs apportent dans leurs recherches s’inscrivent aussi dans des stratégies de réussite à l’écart des chemins battus des filières classiques (la philosophie ou l’histoire, dans la logique de leur formation). La réorientation disciplinaire (passablement révolutionnaire) que leurs oeuvres ont représentée prend donc aussi sens et fonction comme une tactique d’engagement dans des champs de recherche ’de moindre résistance’, où les places ne sont pas encore préemptées, ou encore, dans lesquels l’innovation comporte un potentiel de rentabilité institutionnelle (mesurable par leur accès à des positions dominantes au Collège de France ou à la Sorbonne) supérieure à ce que les mêmes auteurs auraient pu escompter dans les disciplines anciennement consacrées.    

On peut, semble-t-il faire une analyse similaire de l’orientation de bien des chercheurs immigrés aux Etats-Unis vers l’anthropologie sociale et culturelle, au lieu de l’étude de la civilisation américaine, du moins dans la première phase du développement des sciences sociales. „The founding father of cultural anthropology, as it is known today in the U. S., undoubtedly is Franz Boas and beside him Edward Saphir, both German-Jewish immigrants. In the second generation Jews are prominently represented by such students of Boas as A.A. Goldenweiser, Robert Lowie, Paul Radin, L. Spier, all of them Austrian, Polish and Russian immigrants, as well as by the U.S.-born Ruth Benedict and Melville J. Herskovitz. What is involved is an apparently negative reaction of academic circles to entrusting to ’foreigners’ with teaching of such sensitive topics as U.S. history, U.S. literature and especially sociologie, while they may safely concern themselves with the analysis of remote cultures such as, for instance, the ones of Crow, Klamath and Winnebago Indians…/This/ reminded immigrants that as ’guests’ they must adapt themselves to their ’hosts’ if they wished to be ’accepted’ as equals. This attitude amounted to a formidable psychological barrier, especially for aspiring Jewish intellectuals. This state of affairs totally changed after 1948…”[11]

 

Intellectualisme séculier et mobilité différentielle

 

                De quelques côtés qu’on aborde donc, l’hypothèse de l’intérêt préférentiel des Juifs pour les sciences sociales se rattache à des variables déterministes externes, indépendantes d’un dispositif de choix relevant de facteurs internes de la condition juive dans les sociétés contemporaines. Il y a pourtant deux faisceaux de facteurs tout à fait spécifiques, énoncés déjà plus haut, qui peuvent servir à la confirmation de l’hypothèse et auxquels il convient de revenir. Passons d’abord en revue les problèmes principaux de la mobilité sociale préférentielle des Juifs ’modernes’ vers les professions intellectuelles, avant d’en venir aux motifs et aux circonstances qui ont pu diriger des fractions moins insignifiantes d’intellectuels juifs que dans d’autres milieux vers la pratique des sciences sociales.          

            La condition de possibilité première d’une forte participation juive dans le développement des sciences sociales se rattache à la constitution d’un large secteur juif de candidats aux carrières savantes, c’est à dire, pratiquement, de promotions nombreuses d’étudiants juifs sortis d’études séculières longues. La sur-scolarisation des Juifs dans l’enseignement d’élite (que ce soit dans les études secondaires ou supérieures) apparaît en effet comme un phénomène majeur accompagnant le destin social des Juifs partout en Europe après l’émancipation et (comme aux Etats-Unis ou dans des colonies de peuplement européennes d’outre-mer) à l’époque de l’industrialisation avancée et de la formation d’états nations modernes. Ces processus ont abouti aussi, on le sait, à l’institutionnalisation et la règlementation publiques de l’offre des services intellectuels (médecine, enseignement, droit, ingénièrie, architecture, etc.) et à  la création d’infrastructures de production et de reproduction culturelles (réseaux scolaires, universités, musées, théâtres, sociétés savantes, galéries d’exposition, salles de concert, etc.) propres à ces sociétés le plus souvent sous l’égide (idéologique) de la ’culture nationale’. Ces développements ont fait naître et multiplier un personnel en charge de ces services et de cette infrastructure, les intellectuels professionnels. [12]

En reformulant la proposition initiale ci-dessus, on peut dire que la mobilité sociale de larges milieux juifs a été marquée, après l’émancipation, par une certaine option préférentielle pour les positions dans les marchés les plus accessibles d’intellectuels professionnels, qui étaient aussi des marchés où l’intégration et la réussite furent conditionnées par des études longues et par l’excellence ou la performance intellectuelles. Sur-scolarisation quantitative, recherche de l’excellence scolaire, sur-représentation – parfois proprement spectaculaire – dans les professions intellectuelles accessibles et performances professionnelles de pointe, voici la configuration de circonstances qui servent de base au recrutement par hypothèse préférentiel de Juifs dans les sciences sociales en formation. Sommairement parlant, on a affaire ici au problème de la modernisation différentielle – opposant Juifs et non Juifs - des sociétés occidentales ou en voie d’occidentalisation avec de larges populations juives.

 

Il existe de nombreuses indications, concordante mais assez dispersées il est vrai, portant le plus souvent indirectement ou tangentiellement sur le phénomène de la scolarisation différentielle selon la religion. Celle-ci ressortit aussi des statistiques scolaires publiques des pays peu sécularisés de l’Europe Centrale pré-socialiste (Allemagne, Hongrie, Pays Baltes, Pologne, Roumanie, Tchécoslovaquie) et – sans doute paradoxalement – d’Union Soviétique (où les Juifs apparaissent comme une nationalité non territoriale).[13] Dans les pays occidentaux il est plus difficile de trouver des données sur les inégalités scolaires selon la confession ou selon l’ethnicité, notamment en France, en Angleterre ou en Belgique. Les pays scandinaves et la Hollande représentent des exceptions partielles à cette règle. Toutefois les populations juives qui y sont concernées sont toujours restées statistiquement négligeables, sauf au Pays-Bas. Un travail de synthèse est actuellement en cours sur ce sujet à partir des statistiques scolaires disponibles en Europe par une équipe de l’ancien OKI (Institut Hongrois de Recherche sur l’Education) à Budapest. Dans cette recherche, que je dirige, nous exploitons de nombreuses enquêtes réalisées dans les archives scolaires relatives aux inscriptions de lycéens dans les classes de 1re (débutante) et de 8e (terminale) en Europe Centrale entre 1870 et 1914 en Hongrie, en Galicie polonaise (sous administration impériale autrichienne), en Bukovine autrichienne et en Roumanie. Des enquêtes similaires sont prévues pour Vienne, pour Berlin et pour certaines écoles secondaires hollandaises de la même époque.

 

 Il convient toutefois de qualifier pareille modernisation différentielle, même dans ce rappel cursif d’analyses développées ailleurs. Celle-ci s’est placée en effet, historiquement, sous l’effet d’un ensemble de facteurs plus ou moins contingents, ou du moins dépendant de circonstances sociétales locales.

L’ampleur de la scolarisation et de la mobilité sociale différentielles à l’avantage des Juifs était tout d’abord liée au degré global de développement (ou d’occidentalisation) des sociétés en question. Elle fut ainsi bien moindre ou moins rapidement réalisée dans l’Europe de l’Est qu’ailleurs. Cette évolution dépendait aussi directement des rapports de forces internes aux milieux juifs, notamment du poids des ’modernes’ (se réclamant d’un certain sécularisme se rattachant le plus souvent à l’idéologie de la Haskalah berlinoise initiée au 18e siècle par Moses Mendelssohn), l’Orthodoxie juive se tenant généralement à l’écart de la modernisation, voir même s’y opposant. Cela signifie en pratique que la base de recrutement des Juifs s’engageant dans les professions intellectuelles modernes était partout (bien que très variablement) beaucoup plus réduite que l’ensemble de l’agrégat confessionnel. Autrement dit, les mesures chiffrées de sur-scolarisation ou de sur-représentation des Juifs (ayant pour base toute la population confessionnelle afférante) dans les professions intellectuelles sous-estiment ou minimisent, parfois très significativement, l’ampleur du phénomène mesuré. Enfin, très concrètement, le passage des Juifs dans les professions intellectuelles restait à tout moment et en tout lieu conditionné par les chances objectives d’intégration qui leur était concédées dans les différentes branches professionnelles. Si, dans les démocraties occidentales, la plupart des métiers intellectuels se sont plus ou moins complètement ouverts devant les Juifs après (parfois même avant) l’émancipation, il n’en était pas de même en Europe Centrale (à commencer par l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie), où les professions contrôlées par les pouvoirs publics continuaient généralement à faire figure de chasse gardée réservée aux classes moyennes non juives. Cela pouvait, indirectement, favoriser l’innovation intellectuelle des praticiens juifs dans la mesure ou celle-ci contribuait à la création de nouvelles branches d’activités ’non réservées’, c’est à dire accessibles aux Juifs aussim ou du moins plus faciles d’accès que certaines disciplines classiques (comme cela fut évoqué plus haut).          

On dispose de bonnes pistes, d’ores et déjà largement explorées pour l’interprétation de la mobilité différentielle et des investissements intellectuels privilégiés dans les milieux juifs en voie de sécularisation. Il suffit d’en rappeler les grandes lignes dans ce contexte.

 L’intellectualisme religieux est à coup sûr le facteur premier à invoquer ici. Une pratique confessionnelle, où l’apprentissage talmudique à vie avait tôt fait dans la diaspora européenne d’être érigé en élémentaire règle de conduite pour les hommes, n’a pu qu’alimenter un système de valeurs consensuelles au sommet desquelles le savoir se disputait la première place aux biens économiques. Cet intellectualisme traditionnel a conduit à l’alphabétisation en principe obligatoire (même si elle était réalisée à des degrés sans doute variables) chez les hommes et, par ricochet, à l’émergence de dispositions et de compétences proprement incorporées (habitude du calcul, de la position assise, de l’écoute d’un maître, etc.) favorables aux études. Il suffisait que pareil intellectualisme religieux soit redirigé au cours du processus de sécularisation vers des objectifs laics pour créer les conditions d’émergeance  d’une strate étendue d’intellectuels juifs à la capacité d’innovation et à la créativité dépassant la moyenne.

Pareille conversion intellectuelle a également rempli dans les milieux juifs mobiles  d’éminentes fonctions dans leurs stratégies visant l’acculturation, l’assimilation (sous l’égide de la modernité) et l’intégration sociale. Le passage par la scolarité d’élite des systèmes nationaux d’instruction a été un puissant levier autant qu’un moyen véhiculaire de la ’nationalisation’ des Juifs. La scolarisation dans l’enseignement long leur a inculqué les cadres de vie de la modernité urbaine des civilisations industrielles, communs aux non juifs. Les bancs, les couloirs et les salles de conférences, les associations d’élèves, les cantines ou les dortoirs des lycées et des universités ont été des lieux de socialisation eux aussi communs aux élites juives et non juives, c’est à dire – potentiellement - de véritables foyers d’intégration pour ces premières, lors même que ce processus d’intégration n’a pas manqué (surtout dans les pays de l’Est) à provoquer nombre de conflits (pas toujours symboliques) de concurrence, de préséance, de jalousie ou d’exclusion.   .

De plus la compétition scolaire virtuelle entre Juifs et non Juifs se déployait sur un des rares marchés concurrentiels relativement ’purs’, où les jeunes générations de Juifs en mal d’ascension et de reconnaissance sociales pouvaient se faire valoir aux armes en principe égales face aux membres des élites majoritaires. L’institution scolaire et universitaire, grâce à son autonomie relative de fonctionnement (comme l’a souvent souligné Pierre Bourdieu), était à même en effet, le cas échéant (sinon toujours), de neutraliser ou désamorcer les situations conflictuelles préjudiciables à son public juif, souvent mêmes dans les sociétés de l’Europe Centrale et Orientale infectées de préjugés antijuifs.[14]

En outre, grâce à leur pouvoir légitimateur nettement supérieur à celui de la fortune ou des hauts revenus (surtout ceux provenant d’acquis récents, de type capitalistique), les titres scolaires et universitaires constituaient aussi de précieuses certifications sociales d’un statut élitaire (de bourgeoisie ou de ’classe moyenne’) pour les nouveaux-venus dans ces milieux, comme les Juifs. En France comme ailleurs, le bac et les diplômes supérieurs représentaient ’la barrière et le niveau’ fondamentaux dans les hiérarchies sociales, une césure entre les gens du peuple et les élites, assortis fréquemment de privilèges institutionnels (comme, dans l’armée de l’Autriche-Hongrie, du droit au service militaire raccourci ou à l’accès au corps des officiers de réserve ).         

           

Les paradigmes d’auto-analyse et l’impératif des sciences sociales

 

            Une fois acquis le constat de la mobilité différentielle vers les professions intellectuelles, on peut chercher les pistes d’analyse des effets de poussée, inscrits dans la condition juive à l’époque contemporaine, qui a pu le cas échéant rediriger ou détourner des candidats juifs aux carrières intellectuelles vers les sciences sociales. Sous réserve de quelques simplifications, impossible d’éviter dans un tel essai, on peut regrouper ces facteurs sui generis, propres aux milieux juifs cultivés et modernisés, en trois paradigmes de démarche intellectuelle. Ils se rattachent au besoin d’auto-réflexion qui s’est développé dans le judaisme modernisé dans la longue conjoncture historique qui a suivi l’émancipation, et rendu problématique la place des Juifs dans les sociétés modernes. On peut qualifier ces trois paradigmes de ’structurel’ (ou ’relationnel’), d’universaliste (ou d’assimilationniste) et de dissimilationniste (ou nationaliste, au sens du sionisme, par exemple).

            Le paradigme ’structuel’ s’inscrit dans la structure même des relations entre Juifs et sociétés d’accueil. Avant l’émancipation la place des Juifs – marginalisés, séparés, stigmatisés et occasionnellement persécutés – n’avait fait guère de problème dans les sociétés féodales.  L’émancipation est intervenue partout – même si à des moments historiques passablement décalés les uns par rapport aux autres (de la fin du 18e aux années 1860-1870) – par suite de l’effondrement du régime féodal, dans le cadre de la création d’Etats nations parlementaires et de leur modernisation politique ainsi que de la Gründerzeit des sociétés industrielles. Ces bouleversements concomittants ont inscrit - d’une façon ou d’une autre (d’une conception pas toujours mais souvent antisémite[15]) - la ’question juive’ dans l’agenda de la modernité et poussé les intéressés à développer une réflexion à ce sujet. Il ne s’agit pas seulement de pensées savantes dont le privilège revenait aux clercs, mobilisant des références historiques, philosophiques, politiques ou autrement idéologiques. Le besoin d’auto-analyse relevait également de la pratique expressive quotidienne d’une condition sociale vécue – saisissable dans l’anthropologie de la vie juive sous des formes aussi diverses que les échanges entre voisins, les commentaires laics de la grande presse (souvent créée par des entrepreneurs et intellectuels juifs), les publications et prises de positions communautaires, l’intervention des représentants des communautés dans les instances politiques, ou (encore plus fréquemment) les plaisanteries édifiantes (Witze), véhicules privilégiés du sens commun sociologique dans la culture verbale propre aux milieux juifs modernisés.

            Cette ’sociologie spontanée’ (pour reprendre la terminologie de Pierre Bourdieu) se muait constamment en des formulations et analyses plus savantes, lors même qu’elles n’ont été assumées que rarement comme un exercice professionnel. Pqreille réflexion se focalisait sur les grands sujets qui divisaient l’opinion juive dans la phase post-émancipationniste : l’antisémitisme (comment y faire face ?), les contours normatifs de l’identité (comment rester ’bon Juif’ face aux défis de l’assimilation), les dangers de la sécularisation et de l’intégrationnisme (comment lutter contre la désertion des synagogues, les conversions et les mariages mixtes ?), puis, avec l’apparition des nationalismes juifs au 19e siècle finissant, tels le sionisme, le folkisme ou le Bund socialiste, la gestion des rapports communautaires - souvent méfiants ou hostiles à l’égard des nouvelles options identitaires décisivement  ’modernistes’ et ’dissimilationnistes’, faisant pourtant partie des répercussions plus ou moins lointaines de la Haskalah berlinoise.

            Ce paradigme ’structurel’ de l’auto-réflexion servait de matrice intellectuelle, mais aussi de base sociale large (pour le recrutement de leurs auteurs autant que de leurs publics) à l’émergence des formes savantes de réflections sur la nature et l’évolution des sociétés contemporaines. Des auteurs juifs pouvaient y puiser une partie de leur problématique concrète – relativement aux thèmes de l’altérité sociale par exemple (qu’elle fût inscrite – comme chez les Marxistes - dans la stratification économique ou – comme souvent chez les anthropologues - dans les formes particularistes de l’ethnicité ou des différences confessionnelles, voire dans des conceptions environnementalistes à la Lamarck des ’traits raciaux acquis’, très à la mode au 19e siècle) -, mais surtout le souci de normativité, de régulation, d’ingiénierie socio-culturelles, ou encore d’’hygiène raciale’.

 

  Les premières initiatives pour créer une réflection socio-historique savante sur la condition juive emruntent les ressources et le langage des sciences sociales naissantess en dehors des milieux juifs. Les principales ressources sont fournies par les recensements de populations et les statistiques démographiques et sociales produites par l’appareil administratif des Etats nations modernes des le 19e siècle. Les Juifs ont été les objets de ces inventaires quantifiés en Europe Centrale et Orientale (même en Pologne russifiée dès 1882 ou dans l’ensemble de l’Empire Russe en 1897), au même titre que d’autres groupes nationaux ou confessionnels. Leurs lettrés, qui commencaient à recevoir une formation universitaire normale, en on fait une matière de réflection de plus en plus professionnelle en suivant la tradition libérale des sciences sociales naissantes marquée par des auteurs non juifs comme Rudolf Virchow, Wilhelm Rocher ou Werner Sombart en Allemagne, Anatole Leroy Beaulieu en France, Francis Galton en Angleterre, etc.[16] „By the end of the 19th century Jews too were using statistics increasingly to order and make sense of their situation, and to prescribe action.”[17]

Dès 1823 Leopold Zunz, le fondateur de la Wissenschaft des Judentums, a dressé un programme d’un ’future statistique des Juifs’. Des enquêtes véritables commencent à être organisées sur les milieux juifs de Suisse, d’Allemangne et d’Autriche-Hongrie par le synode israélite d’Augsburg en 1871. D’autres s’ensuivent en Allemagne, en Angleterre, voire en France grâce à l’Alliance Israélite Universelle (fondée en 1860) ou aux Etats-Unis. Les résultats de ces travaux nourissent la Revue des Etudes Juives, ou l’American Jewish Yearbook autant que des revues juives de plus en plus nombreuses au 19e siècle finissant publiées en Allemagne, en Hongrie, en Pologne ou en Russie.[18]

L’objet de ces travaux apparaît comme auto-réflexif à plusieurs égards. S’y affrontent des discours sur la nature de la ’race juive’, sur ses traits collectifs physique et psychiques, suivant en particulier la narrative crystallisée dans l’oeuvre de Lamarck, mettant l’accent sur les déterminismes socio-culturels auxquels remonteraient les caractéristiques attribuées aux Juifs (théorie ’environnementaliste’ des traits acquis) au lieu des déterminismes prétendument raciaux. De tels discours répondaient explicitement (sans s’y limiter) à l’antisémitisme scientifique appuyé sur le darwinisme social à la mode, entraînant parfois des savants juifs sur le terrain des théories raciales développées par leurs propres adversaires.[19] Formulés dans le langage de la normativité – santé, pathologies, dégénérescence, handicaps – ces travaux ont tiré crédit de l’autorité d’une nouvelle science sociale réputée de validité universelle autant pour la défense que pour l’auto-critique du judaïsme. „In simultaneously embracing and rejecting the European scientific discourse on Jewry, Jewish social scientists were filling the roles of apologist and reformer.”[20]

 

Des deux paradigmes que, par hypothèse de travail, on peut considèrer comme dérivés ou émanant du paradigme général ou ’structurel’ de la sociologie spontanée dont la condition des Juifs a été investie à l’époque post-émantipationniste, on connaît mieux le premier, comportant une dissimulation quasi-complète du fait juif, parce qu’il s’est institutionnalisé dans les pays occidentaux sous forme canonique. Dans le but épistémologiquement stratégique d’assurer un maximum de crédibilité scientifique à leur oeuvre, ces auteurs juifs ont tout fait pour minimiser leur intérêt pour le fait juif et maximiser la place accordée aux propositions à prétention universaliste. C’est pour cela qu’on ne trouve qu’exceptionnellement référence au judaisme chez un Emile Durkheim, pourtant non seulement fils de rabbin, mais participant actif de la lutte pour la libération du capitaine Dreyfus.[21] C’est sans doute à ce prix que le maître à penser de l’Ecole sociologique pouvait se mouler dans la posture du savant quasi officiel de la République laïque. Qu’ils fussent d’inspiration libérale ou marxiste, rattachés à la tradition maçonnique ou à un parti socialiste, on retrouve la même ambition universaliste et (de point de vue juif) assimilationniste et ’dissimulationniste’ chez bien d’autres sociologues juifs des premières générations engagées dans les sciences sociales universitaires (de Georg Simmel ou de Karl Mannheim à Karl Polànyi, à Karl Popper ou à Theodor Adorno.)

A l’encontre des deux précédents paradigmes, la troisième démarche élaborée ou adoptée par des sociologues, statisticiens sociaux et anthropologues issus du judaïsme assimilé allaient bien au-delà de la défense des Juifs contre leurs adversaires, dont l’action culminait en cette fin du 19e siècle dans la première véritable crise européenne de l’antisémitisme (la seconde devant suivre la Grande Guerre). Il s’agissait pour eux tout d’abord de redéfinir l’identité juive en tant qu’identité nationale, c’est à dire comme celle d’un peuple (Volk) à la manière d’autres agrégats porteurs d’Etats nations modernes, avec référence simultanée aux masses orthodoxes de l’Est européen et aux Juifs assimilés, voire mêmes ’nationalisés’ des démocraties occidentales, indépendamment de la nature de leur engagement religieux. Ensuite, la science sociale du judaïsme devait contribuer à offrir une ’voie de regénération’ aux Juifs empêtrés soit dans l’état stigmatisé des ghettos de l’Est, soit dans la crise de l’assimilationnisme que l’antisémitisme politique de la fin du siècle a rendu manifeste tout en en exacerbant les effets. Les deux aspects de ce paradigme répondait au projet du nationalisme juif, surtout au sionisme politique de Herzl et de Nordau, animé par des intellectuels occidentalisés et hautement qualifiés dans des universités germaniques, le plus souvent. Cette nouvelle ’science sociale juive’ fortement ancrée en Europe Centrale par ses principaux auteurs – tels Alfred Nossig[22], Arthur Ruppin[23], Heinrich Silbergleit[24], Jakob Segall[25], Jacob Lestschinsky[26] (dont les publications majeures ont toutes été localisées en Allemagne) -, sera non seulement largement ignorée par les tenants du paradigme ’universaliste’ mais, par suite de la césure nazie et de la Shoah, l’imprégnation sioniste parfois visible des travaux qui en furent issus ainsi que l’implication de ceux-ci dans des débats, désormais discrédités, sur les caractères ’raciaux’ des Juifs, ont introduit une discontinuité par rapport aux nouvelles sociologie et histoire sociale des Juifs, ce refus de filiation devant être assez fortement marqué chez des auteurs devenus classiques en cette matière, comme Salo Baron[27] or Jacob Katz.[28]       

 

Deux entreprises collectives, le Verein für jüdische Statistik (1902) et sa revue, Zeitschrift für die Demographie und Statistik der Juden (fondée par Artur Ruppin[29] et régulièrement publiée à Berlin de 1905 jusqu’en 1916, puis irrégulièrement jusqu’en 1931), ont fourni les premiers cadres institutionnels de la nouvelle ’science sociale juive’. Elles ont été dès l’abord conçues comme des armes intellectuelles à l’appui du projet sioniste, s’inscrivant dans une sorte de Gegenwartsarbeit savante, pour reprendre l’expression sioniste désignant le travail de terrain dans la diaspora.[30] Pour financer leurs activités consistant dans la production d’un grand nombre d’articles et d’études monographiques, elles bénéficiait du soutien de plusieurs communautés israélites en Allemagne et disposaient de correspondants actifs (y compris des spécialistes non juifs) dans nombre de capitales et villes européennes. Dans le premier après-guerre une autre association basée en Allemagne a été créée dans le même but, la Gesellschaft für Statistik und Wirtschaftskunde der Juden (1923), assortie d’une nouvelle revue, les Blätter für Statistik, Demographie und Wirtschaftskunde der Juden. A cela se sont ajoutées d’autres initiatives semblables, tels un Bureau statistique juif à Lvov (Lemberg, en Galicie polonaise), indépendant des services statistiques étatiques, et surtout le Yiddish Scientific Institute (YIVO, 1925) à Vilnius (Lituanie), centre d’un réseau international d’instituts correspondants à Berlin, Varsovie et New York. Sa section d’économie et de statistique a été organisée par Jacob Lestscinsky.[31] Toutefois, l’élargissement de la base institutionnelle de la ’science sociale juive’ s’est aussi accompagné par une diversification de l’orientation idéologique de ses ouvriers.              

La ’science sociale des Juifs’, tout en reprenant les catégories de pensée, le langage et les thèmes de réflection aux commune des sciences de l’homme contemporaines, demeurait focalisée sur des sujets concrets relevant des ’crises de la modernité’ et leurs effets sur le destin historique des Juifs. Dans ce contexte une importance capitale fut attribuée à la dénatalité non compensée par la baisse de la mortalité dans les élites juives occidentalisées (comme dans d’autres élites contemporaines, que cela soit en France ou en Angleterre) mais aussi, plus spécifiquement, à l’apostasie et aux mariages mixtes - représentant des ’menaces quantitatives’ à la subsistance du peuple juif.[32] Mais les tendances à l’hétérogamie liées à l’assimilation mettent également en question la ’pureté raciale’ du groupe, permettant de reposer le problème de la ’dégénérescence’ en termes biologiques.[33] D’où la série d’intérrogations, qui ont connu des échos très abondants dans la littérature médicale, para-médicale, démographique autant que sociologique contemporaine, sur des problèmes de santé et d’hygiène collectives. Pareille médicalisation des pathologies sociales, qui s’est développée tôt au 19e siècle, a eu des répercussions énormes dans les discussions centrées sur l’étiologie confessionnelle du suicide (qui avait déjà préoccupé dès le tournant du siècle un Durkheim, un Halbwachs, voire un Masaryk, futur président de l’Etat tchécoslovaque[34]) ou de la criminalité, sur la fréquence des maladies mentales (les Juifs portant  le stéréotype des ’hyper-nerveux’) ou physiques (comme la syphilis ou la tuberculose) ainsi que des handicaps, sur l’extension de l’alcoolisme et de la prostitution (ou de leurs rareté chez les Juifs), sur les autres conséquences de la sur-urbanisation ou de la stratification sociale ’malsaine’ (un vieux thème, remontant à la Haskalah)., etc. Dans ce contexte les différences ’bio-statistiques’ entre Juifs et Gentils ont été amplement débattues avec recours à des narratives opposées sur les vertues et des vices respectifs imputables aux ’Juifs de l’Est’ et aux Juifs occidentalisés, afin de préconiser des politiques collectives (d’inspiration sionistes notamment) pour remédier aux maux ainsi diagnostiqués. [35]  

 

S’il faut chercher un dénominateur commun aux trois paradigmes évoqués ici, les usages juifs des premières sciences sociales – si tant est que ceux-ci fussent propres au groupe – se reconnaissent donc par un souci non seulement heuristique mais aussi franchement normatif, réformiste et constructeur. Les sciences sociales devaient intervenir pour l’amélioration, entre autres, de la condition juive en indiquant des voies pour sortir des crises diversement comprises de la modernité (dont les crises d’antisémitisme) qui avaient manifesté leurs effets dès bien avant l’avènement de la Peste Brune. Si l’utopie scientifique salvatrice hante parmi eux surtout les sionistes et les socialistes marxisants, une certaine préoccupation d’ingiénierie sociale semble être propre à tous. Elle pouvait imposer aux intellectuels juifs avec plus d’urgence qu’aux autres, en tant qu’impératif savant, l’interpellation ’objectiviste’ souvent passablement empirique (notamment statistique) des problèmes de société qui les touchaient directement. D’où peut-être leur sur-représentation dans ces filières de recherche. 



[1] Voir par exemple René König, „Die Juden und die Soziologie”, in Studien zur Soziologie, sous la direction de René König, Frankfurt, Fischer, 1971, pp. 123-136; Dirk Käsler, „Jewishness as a Central Formation-Milieu of Early German Society”, History of Sociology 6, no. 1, 1985, pp. 69-86.  

[2] L’auteur de l’article „Sociology” de l’Encyclopaedia Judaica (Jerusalem, New York, 1970, vol. 15,  p. 65) s’en croit de la sorte autorisé d’avancer – à tort - que „Emile Durkheim…formed a ’school’; his disciples were almost all Jews”.

[3] Il s’agit de l’American Sociological Review et de l’American Journal of Sociology. Ibid., loc. cit.

[4] avec des effectifs inférieurs à 68 000 dans un pays de 40 millions (en dehors des Juifs du Maghreb de nationalité française comptant quelques (59 000 vers 1900). Cf. Esther Benbassa, Histoire des Juifs de France, Paris, Seuil, 1997, p. 215.

[5] Cf. par exemple Shulamit Volkov, „Juden als wissenschaftliche Mandarine”, in Das Jüdische Projekt der Moderne, München, Beck, 2001, pp. 138-164. Id „Soziale Ursachen des jüdischen Erfolgs in der Wissenschaft”, in Jüdisches Leben und Antisemitismus im 19. und 20. Jahrhundert,  München, Beck, 1990, pp. 147-165.  Voir aussi C. Berry, „The Nobel Scientists and the Origins of Scientific Achievements” in British Journal of Sociology 3, 1981 p. 383, pour un calcul du taux de production de prix Nobel dans les sciences naturelles jusqu’en 1977 : en Allemagne ce taux s’est établi à 0,7 pour un million chez les Protestants contre pas moins de 20 pour les Juifs… Le même problème est évoqué dans toute sa généralité par C. Singer, „Science and Judaism”, in The Jews. Their History, Culture and Religion, sous la direction de L. Finkelstein, vol. 2, New York, 1960, p. 1076-1089. Sur l`Allemagne particulierement voir Peter Gay, „Begegnung mit der Moderne. Deutsche Juden in der deutschen Kultur’, in Juden in der Wilhelminischen Deutschland, 1890-1914, sous la direction de Werner Mosse et Arnold Paucker, Tubingen, Mohr Siebeck, 1976, pp. 241-311. 

[6] De fait, ce problème de chronologie est plus crucial et complexe qu’il n’y paraît. Avant l’émancipation l’intellectualisme juif a été largement (mais pas partout complètement) exclu des marchés intellectuels socialement organisés et contraint à se déployer dans le seul cadre du monde juif. Peu d’universités européennes ont admis des Juifs (et là encore seulement dans les facultés médicales) avant le 19e siècle. Mais bien des limitations objectives se sont maintenues dans certains pays – comme en Allemagne ou en Autriche-Hongrie – après l’émancipation aussi, en raison des obstacles persistants devant les carrières de Juifs dans l’enseignement, dans les universités ou dans d’autres instances de créativité scientifique contrôlées par les pouvoir publics. A cela s’ajoutent les faits que, d’une part, le processus historique d’émancipation s’est étiré en Europe sur plus d’un siècle – depuis les lois afférantes de la Révolution Française (1791) jusqu’à la Révolution de février 1917 en Russie, voire à la fin de la Grande Guerre en Roumanie (1919) et, d’autre part, que l’émancipation formelle ne s’est pas - et de loin - avérée aussi égalitariste partout, pour ce qui fut, en particulier, des chances d’accès à la scolarité d’élite, aux emplois intellectuels ou aux sources de soutien et de consécration scientifiques (académies, sociétés savantes, instituts de recherche, bourses et subventions publiques, cercles et chambres professionnels). Sur l’extrème diversité et les trois grands paradigmes de l’émancipation en Europe cf. mon livre The Jews of Europe in the Modern Era, a Socio-Historical Outline, Budapest-New York, Central European University Press, 2004, surtout pp. 114-195. 

[7] Cf. „The Intellectual Preeminence of Jews in Modern Europe”, in Max Lerner (ed.), The Portable Veblen (New York, The Viking Press, 1948), pp. 23-53. Pour une critique récente de cette thèse cf. David A. Hollinger, „Why Are Jews Preeminent in Science and Scholarship ? The Veblen Thesis Reconsidered”, Aleph. Historical Studies in Science and Judaism, No. 2, 2002, pp. 145-163. Voir aussi Paul Mendes-Flohr, Divided Passions : Jewish Intellectuals and the Experience of Modernity, (Detroit, Wayne University Press, 1991).

[8] Ceci en dépit de quelques initiatives importantes dans différents champs culturels dont le recensement se heurte au caractère dispersé de ces recherches. Pour l’Allemagne on peut rappeler la vieille enquête portant sur l’ensemble des personnels universitaires d’avant 1955, dont certains résultats ont été publiés. Cf; A. Busch, Die Geschichte der Privatdozenten. Eine soziologische Studie zur grossbetrieblichen Entwicklung der deutschen Universitäten, Stuttgart, 1959 (avec en annexe, pp. 148-162, une étude de la place des Juifs : „Die Stellung der Juden im Lehrkörper der Universitäten”). Chr. Von Ferber, Die Entwicklung des Lehrkörpers der deutschen Universitäten und Hochschulen, 1864-1954, Göttingen, 1956. Une série de publications prosopographiques, comportant des données sur le recrutement social, la formation, la carrière et les publications de tous les diplômés de l’enseignement supérieur en Hongrie de 1850 à 1919 (Royaume de Hongrie sans la Croatie), est en cours ou en projet. Voir la première publication de ce genre in V. Karady, L. Nastasa, The Students of the Medical Faculty of the University in Kolozsvàr/Cluj, 1872-1918, Budapest, Cluj, New York, Central European University Press, 2004.   

[9] Soit par des mesures législatives (comme dans l’Empire Russe après le numerus clausus de 1887, ou en Hongrie après 1920), soit par suite de décisions prises par certaines universités (comme en Allemagne, depuis 1908, dans quelques Facultés de Médecine ou Ecoles Polytechniques), l’inscription universitaire des Juifs (en Allemagne des Juifs étrangers) pouvait être (parfois sélectivement selon les disciplines) limitée ou  temporairement et suspendue. Voir à ce sujet les travaux réunis par Hartmut-Rüdiger Peter in Schnorrer, Verschwörer, Bombenwerfer ? Studenten aus dem Russischen Reich an deutschen Hochschulen vor dem 1. Weltkrieg, Frankfurt, etc. Peter Lang, 2001.

[10] L’effet des lobbies, cercles et écoles de pensée plus ou moins ouverts aux Juifs a toujours exercé une influence, parfois déterminante et ceci jusqu’à nos jours, au dispositif de choix des disciplines ou des sous-disciplines par des candidats juifs aux études. Une bonne partie de l’intelligentsia créatrice juive provenant dès le 19e siècle de l’immigration dans les pays occidentaux, les politiques d’immigration n’ont cessé de peser sur les chances de carrière des nouveaux venus sur les marchés intellectuels.

[11] Article „Sociology”, op. cit. p. 66.

[12] La mobilité différentielle vers l’intelligentsia a été relevée très tôt par les premiers sociologues du judaïsme. Voir par exemple l’important chapitre comparatif à ce sujet sur les Juifs dans le service public et dans les professions libérales in Arthur Ruppin, Soziologie der Juden, Bd. 1, Berlin, Jüdischer Verlag, 1930, pp. 487-499.

[13] Il existe de nombreuses indications, assez dispersées il est vrai, portant le plus souvent indirectement ou tangentiellement sur le phénomène de la scolarisation différentielle qui ressortit aussi des statistiques scolaires publiques des pays peu sécularisés de l’Europe Centrale pré-socialiste (Allemagne, Hongrie, Pays Baltes, Pologne, Roumanie, Tchécoslovaquie) et – sans doute paradoxalement – d’Union Soviétique (où les Juifs apparaissent comme une nationalité non territoriale). Cf. à titre d’exemple : Viacheslav Konstantinov, „Soviet Jewish Scientific Personnel, 1920-1980s, A Statistical Analysis”, Jews in Eastern Europe, Spring-Fall 2002, 1-2, pp. 54-84; Sergio Della Pergola, La trasformatione demografica della diaspora ebreica, Torino, Lascher, 1983, pp. 102-109; Mieczyslaw Jerzy Adamczyk, „La jeunesse juive dans des écoles secondaires en Galicie autrichienne, 1848-1914”, Revue des Etudes Juives CLVI (1-2), janvier-juin 1997, pp. 173-189; Norbert Kampe,”The Jewish Arrival at Higher Education” in Hostages of Modernisation. Studies on Modern Antisemitism, 1870-1933/39, sous la direction de Herbert A. Strauss, Berlin, Walter de Gruyter, 1993, pp. 80-105; Gary Cohen, „Ideals and Reality in the Austrian Universities, 1850-1914”, dans son livre Education and Middle Class Society in Imperial Austria, 1948-1918, West Lafayette, Ind., Purdue University Press, 1996, pp. 81-101.  Je me permets de rappeler ici mes propres travaux qui tentent d’élaborer des indices de scolarisation spécifiques aux Juifs grace a la neutralisation de leur position singulière dans la stratification sociale. Voir surtout mon „Jewish Over-Schooling Revisited. The case of Hungarian Secondary Education under the Old Regime (1900-1941)”, in Jewish Studies at the Central European University, Public Lectures 1996-1999, Budapest, CEU, 2000, pp. 71-88; „Juifs et Luthériens dans le système scolaire hongrois” in Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 69, sept. 1987, pp. 67-85.   

[14] On sait toutefois que cet équilibre des chances scolaires n’était pas toujours assuré dans les sociétés et les conjonctures marquées par une crise d’antisémitisme récente ou en préparation. Dans mes recherches, publiées seulement en hongrois pour la plupart, sur les inégalités scolaires en Hongrie plusieurs indices pointent dans le sens de certains désavantages institutionnels subis par des Juifs dans des conjonctures antisémites. Les notes d’éducation physique des élèves juifs du secondaire tendaient à chuter pendant les années de la montée  du fascisme (1938-1943). (Cf. Victor Karady et Miklos Hadas, „Les Juifs et la tentation d’excellence en sport dans les lycées hongrois d’avant 1918”, in Cahiers d’Etudes Hongroises, 6, 1994, pp. 249-257.) Après l’ajout en 1931 d’une note ’Excellent’ (1 +) dans la gamme des 4 notes dans l’enseignement secondaire pour l’appréciation des moyennes globales des élèves ayant obtenu la meilleure note (1) dans toutes les matières, on décernait plus rarement aux élèves juifs cette note d’éminence, alors qu’ils surpassaient régulièrement leurs camarades par leurs performances au témoignage de leurs moyennes générales. (Sur cette discrimination latente voire mon livre hongrois : Système scolaire et inégalités confessionnelles en Hongrie, 1867-1945, Budapest, Replika Kör, 1997, p. 128.) L’observation que la moyenne des élèves juifs – toujours élevée par rapport à celle de leurs camarades – restaient pourtant dans les lycées des Eglises chrétiennes nettement en deçà des moyennes d’autres élèves juifs dans les lycées d’Etat suggère une interprétation semblable.( Cf. un autre de mes livres en hongrois : Juifs et inégalités sociales (1867-1945), Budapest, Replika Kör, 2000, pp. 186-187.) La surqualification scolaire des Juifs s’est réalisée parfois dans un environnement institutionnel hostile, donc en dépit d’obstacles qu’ils devaient affronter.

[15] On peut rappeler à ce propos que les dernières lois d’émancipation (sauf en Roumanie et en Russie) ont été votées ou (pour les nouveaux Etats balkaniques) imposées par les puissances dans les années 1867-1878 (notamment pour l’Allemagne, la Suisse, l’Autriche-Hongrie, la Serbie, la Bulgarie, la Grèce) au moment historique précise où s’organisent sur le plan de la partie centrale du continent (s’étirant de la France à la Russie et à la Roumanie en passant par l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie) les grands mouvements de l’antisémitisme politique. Avec Drumont en France (1886), le pasteur Stöcker et le professeur Treitschke à Berlin (1879) l’antisémitisme politique obtient droit de cité dans le débat public et va bientôt déboucher sur ses messes noires exaltées. C’est l’époque où des foules hystériques envahissent les rues des villes pour hurler ’Mort aux Juifs’ dans le sillage des ’congrès antisémites’, des pogromes de Russie (1881-82), du procès de meurtre rituel de Tiszaeszlàr en Hongrie (1882-83), de l’Affaire Dreyfus (1894-98), l’élection de Karl Lueger à la mairie de Vienne (1895) ou de l’agitation nationaliste tchèque à Prague (1898). L’émancipation s’accompagne donc dans une bonne partie de l’Europe par un extraordinaire regain de tensions antijuives, à la vérité sans précédents sous cette forme ’moderne’.    

[16] Cf. Mitchell B. Hart, Social Science and the Politics of Modern Jewish Identity, Stanford, Stanford University Press, 2000, p. 10.

[17] Ibid., p. 8. 

[18] Ibid. pp. 9-11.

[19] Nancy Stepan, Gilman Sander, „Appropriating the Idioms of Science : the Rejection of Scientific Racism”, in The Racial Economy of Science, sous la direction de Sandra Harding, Blooington, Indiana University Press, 1993, pp. 170-190.

[20] Cf. Mitchell Hart, op. cit. p. 13.

[21] Dans les indices des matières des trois volumes des Textes de Durkheim, que j’ai édités (Paris, Editions du Minuit, 1975), il n’y a que six références au total aux Juifs ou aux Hébreux anciens.

[22] Il fut l’initiateur de la sociologie quantifiée des Juifs à l’époque contemporaine. Cf. son livre fondateur : Materialien zur Statistik des jüdischen Stammes (Wien, 1887) et la Jüdische Statistik (Berlin, 1903) publiée sous sa direction.

[23] Il fut l’auteur le plus prolifique et probablement le plus professionnel de la jeune ’sociologie juive’. Voir la traduction anglaise de son oeuvre de synthèse, l’ouvrage le plus ambitieux de sociologie comparée des Juifs (guère dépassée depuis) : The Jews in the Modern World, (London, 1934). Sur son itinéraire voir ses Tagebücher, Briefe, Erinnerungen (Königstein, Jüdischer Verlag, 1985).

[24] Directeur du Bureau de Statistique de la ville de Berlin pendant la République de Weimar, son ouvrage fondamental reste Die Bevölkerungs- und Berufsverhältnisse der Juden im Deutschen Reich (Berlin, 1930).

[25] Il s’est distingué par une première somme de statistique sociale sur les Juifs d’Allemagne : Die beruflichen und sozialen Verhältnisse der Juden in Deutschland (Berlin, 1912).

[26] Auteur prolifique en yiddish et en allemand, il a publié un grand nombre d’études sur les Juifs de l’Est européen.

[27] Fondateur en 1939 aux Etats-Unis de la revue Jewish Social Studies, devenue depuis le second après-guerre l’organe principal de travaux relatifs aux problèmes juifs dans les sciences sociales.  

[28] Cf. Mitchell B. Hart, op. cit. p. 232-233.

[29] Qui a cédé la direction de la revue après son départ en Palestine dès 1908.

[30] Cf. Mitchell B. Hart, op. cit., p. 64-66.

[31] Ibid. op. cit. pp. 66-73.

[32] Cf. Mitchell B. Hart, op. cit. pp. 76-87.

[33] Ibid. pp. 87-95.

[34] Cf. Thomàs G. Masaryk, Suicide and the Meaning of Civilization, Chicago, Chicago University Press, 1970. (Traduction de l’ouvrage datant de 1881).

[35] Cf; Mitchell B. Hart, op. cit., le chapitre sur le ’Pathological Circle’, pp. 96-138. Voir encore sur la reprise récente de la discussion concernant les pathologies différentielles des Juifs de l’Est et de l’Ouest Klaus Hödl, „Das ’Weibliche’ im Ostjuden. Innerjüdische Differenzierungsstrategien der Zionisten”, in Der Umgang mit dem Anderen, Juden, Frauen, Fremde. Sous la direction de Klaus Hödl, Wien, Böhlau, 1996, pp. 79-101; Monika Rüthers, „Von der Ausgrenzung zum Nationalstolz. ’Weibische’ Juden und ’Muskeljudentum’”, in Der Traum von Israel. Die Ursprünge des modernen Zionismus. Sous la direction de Heiko Haumann, Weinheim, Belz Athenäum, 1998, pp. 319-329.