Victor karady

karadyv@gmail.com

 

Une nouvelle donne dans le recrutement social des élites en Hongrie.

Le marché universitaire sous le numerus clausus (1930).[1]

 

            Suite à l’agitation anti-juive dans les milieux universitaires pendant les mois de la Terreur Blanche en 1919-1920, le Parlement hongrois contre-révolutionnaire vote, pour la première fois en Europe[2], une loi de numerus clausus anti-juive destinée a sévèrement restreintre la liberté des études pour une population juive par ailleurs complètement émancipée. Cette mesure législative drastique qui devait réduire localement la représentation des Juifs à 6 % dans le corps estudiantin entrant dans les établissements d’enseignement supérieur – alors qu’elle avait atteint plus de 30 % à la fin de la Monarchie Libérale d’avant 1919 – n’était pas sans provoquer une recomposition radicale des publics universitaires selon l’origine sociale aussi, étant donné le recrutement spécifique des Juifs – plus ’bourgeois’, plus urbain, plus sécularisée, formée davantage dans les lycées d’Etat et issus plus souvent que les autres de l’Ouest et du Centre du pays.[3] En même temps, avec l’afflux des réfugiés appartenant aux classes moyennes cultivées (fonctionnaires, cadres des industries publiques, propriétaires terriens expropriés dans les réformes agraires, etc.) des anciens territoires perdus par la Hongrie avec l’effondrement de la monarchie habsbourgeoise et par suite du reflux des classes d’âges de candidats potentiels aux études qui, auparavant, avaient été retenues pendant plus de quatre ans dans les tranchées, une nouvelle clientèle – recomposée selon l’origine socio-professionnelle aussi – est venue gonfler les effectifs d’étudiants du premier après-guerre.

            Il serait certes très intéressant de confronter les deux états du recrutement universitaire – avant et après le numerus clausus -, notamment sous l’aspect des transformations intervenues dans les attaches sociales des différents publics confessionnels – y compris la nouvelle donne dans la distribution des étudiants d’obédience chrétienne dans ce pays resté toujours remarquablement multi-confessionnel, en dépit des mutilations démographiques subies (trois-cinquièmes des populations anciennes détachées selon le Traité de Paix de Trianon). Une telle comparaison tant soit peu systématique est malheureusement encore impossible, faute d’informations combinées sur la confession et le statut socio-professionnel des parents des étudiants pour la période d’avant 1919.[4] Pour après, on dispose toutefois des résultats assez fins et considérés comme fiables d’une enquête exceptionnellement ambitieuse – passablement unique dans les annales historiques des universités européennes de cette époque.[5] Elle date de 1929/30 et offre une vision statistique nuancée des populations estudiantines en cours d’études dans une publication riche mais qui, faute de données prosopographiques réutilisables, ne se prète qu’à une analyse secondaire de portée strictement délimitée. Elle autorise toutefois – ceci peut-être pour la première fois dans l’histoire sociale de l’Europe (!) - la combinaison raisonnée de la confession et de l’origine socio-professionnelle des étudiants, facteurs privilégiés des inégalités devant les études supérieures en Europe Centrale.

 Dans cette note je vais présenter et examiner deux types de résultats de cette enquête. Les premiers concernent les inégalités globales en question selon la confession et l’origine socio-professionnelle (cf. Tableau 1). Les seconds présentent les inégalités selon les deux mêmes critères quant aux probabilités conditionnelles de choisir entre les branches d’études, une fois l’accès aux facultés et institutions affiliées acquis (cf. Tableau 2). Il faut signaler des l’abord toutefois que l’enquête ne couvre que les étudiants des facultés universitaires[6] et des institutions affiliées (académies juridiques[7]), laissant dans l’ombre le secteur quantitativement certes moins important, sans être négligeable, des écoles supérieures professionnelles d’art[8], d’agronomie[9], de formation ecclésiastique[10], militaire[11] et divers autres[12]. Parmi ces derniers il faut rappeler la subsistance de la vieille Académie pour la formation des ingénieurs des mines et des forêts – une institution jadis impériale, recrutant dans toute la Double Monarchie[13] – et les nouveaux établissements professionnels, fondés surtout après 1928[14]. Le poids de ces secteurs non proprement universitaires parmi tous les diplômés de l’enseignement supérieur (enregistrés au recencement de 1930) peut être estimé à quelques 15 % de l’ensemble.[15]

           

Les inégalités d’accès aux études selon la CSP et la confession

 

Le tableau 1. offre donc une vue synthétique des inégalités quantitatives du recrutement universitaire selon la confession et la catégorie socio-professionnelle des parents. Les chiffres, pour être en principe strictement comparables, sont calculés sur 100 000 des populations masculines actives apparentées.[16] Les incertitudes techniques de ce calcul, (impossibles à lever en l’état actuelle de nos informations), tiennent surtout à la question de savoir dans quelle mesure les classements catégoriels concernant le statut professionnel ont été opérés de façon identique pour les deux populations parentes. Secondairement, nos chiffres sont également sujets à quelques incertitudes en raison de l’impossibilité où nous sommes de prouver que la stratification socio-professionnelle des parents d’étudiants réels – dont les classes d’âge moyen devaient se situer entre 40 et 60 ans – était identique à celle de l’ensemble des hommes actifs. A ces réserves près, nos données sont d’une richesse et d’une précision sociologique dont on a beau chercher des paires dans la littérature d’histoire universitaire de cette époque (voire dans les périodes immédiatement ultérieures).

            Si l’on commence l’analyse par la distribution marginale des étudiants par confession (dernière ligne en bas du tableau 1.), une nette hiérarchie des fréquences d’étudiants s’observe. On a le droit de s’étonner que les Juifs restent toujours en tête du classement, malgré le numerus clausus, suivis avec quelque distance par les Luthériens, ces derniers dépassant largement les Calvinistes et les Catholiques romains – pratiquement à égalité -, tandis que que les fidèles d’autres religions restent encore plus en arrière (pour l’essentiel membres des communautés désormais sans poids des Eglises catholique grecque et gréco-orthodoxe). Or cette hiérarchie correspond exactement à celle qu’on a pu observer à l’époque libérale de la Monarchie bicéphale, sauf que les inégalités confessionnelles d’alors furent beaucoup plus prononcées à l’avantage des Juifs et au désavantage des confessions ’orientales’ (respectivement greco-catholiques ou uniates et orthodoxes). Le maintien des grandes lignes de la hiérarchie des fréquences répond à la dynamique du recrutement universitaire dont certains aspects présentent effectivement une continuité par rapport au régime libéral d’études en dépit du numerus clausus et de tous les autres bouleversements de l’après-guerre.

            Pour ce qui est de la forte présence des Juifs, on peut évoquer trois faits soutenant cette surreprésentation - désormais toutefois modeste, comparée à la situation d’avant 1919.

Tout d’abord le numerus clausus n’a pas été entièrement réalisé dans beaucoup de facultés et écoles professionnelles supérieures, en particulier en province, parce que ces dernières auraient ainsi manquer d’effectifs capables de justifier leur financement par un Etat appauvri. Rappelons à ce sujet que le nombre des universités complètes a doublé depuis 1914 – date de la fondation de deux nouvelles universités à Debrecen et à Pozsony/Bratislava, dont le dernière sera transférée à Pécs. Le petit Etat issu de Trianon n’a pas voulu diminuer, pour des raison de prestige et de calcul politique à la fois – afin d’étayer notamment sa thèse de la ’supériorité culturelle hongroise’ /kultúrfölény/ dans le Bassin des Carpathes – l’offre universitaire face à une demande d’études supérieures à terme potentiellement réduite. Ainsi les étudiants juifs interdits de s’inscrire aux facultés de Budapest pouvaient toujours frapper avec des chances réelles de succès aux portes des universités de province, de même qu’à celles des écoles supérieures d’art ou de certaines autres – moins recherchées par les candidats chrétiens aux études. 

En second lieu, le gouvernement de ’consolidation’ d’István Bethlen (1921-1931) a lui même procédé à l’allègement du numerus clausus en 1928, afin notamment de se doter d’une meilleure image politique auprès des démocraties occidentales. Il y a eu en conséquence une petite vague de nouvelles inscriptions d’étudiants juifs à l’issue de cette modification législative. Celle-ci continuera pourtant à être combattue par la droite militante, souvent par des moyens violents comportant la chasse aux Juifs dans les couloirs et aux portes des facultés. 

Enfin, avec toujours autour d’un cinquème des bacheliers, les candidats juifs aux études exerçaient une pression permanente pour leur admission, tout en gonflant le rang des étudiants hongrois forcés en masse à l’émigration temporaire ou définitive à Vienne, à Prague, à Berlin et ailleurs à l’étranger. Pareille pression pouvait aboutir à l’ouverture de quelques portes dérobées pour entrer dans les facultés hongroises – par corruption, sympathie, connivence ou ’relations’ bien placées -, lors même que les autorités universitaires affichaient et maintenaient le principe du numerus clausus anti-juif. Cette pression pouvait souvent se justifier et renforcer son efficacité par l’excellence scolaire moyenne des bacheliers juifs,[17] clairement démontrée mêmes dans les statistiques officielles sur la réussite différentielle au bac, étant donné la préférence généralement accordée aux meilleurs candidats à l’admission dans les universités.

Le paradoxe de la surscolarisation juive – toute relative – laisse toutefois entier l’effet des autres inégalités confessionnelles dont les Luthériens sortent toujours vainqueurs. Bien que l’enquête actuellement en cours sur les diplômés et étudiants dans la Hongrie d’ancien régime ne soit pas encore tout à fait achevée, ses premiers résultats confirment mon hypothèse que cette avance luthérienne doit beaucoup – peut-être l’essentiel – à la surscolarisation relative de ceux d’origine allemande.[18]

Un effet semblable de l’ethnicité n’a pas pu s’exprimer désormais pour les étudiants catholiques romains, dont un cinquième au moins était provenu avant 1919 des milieux ’souabes’, puisque la plupart des populations parentes (notamment les Souabes de Banat dans le Sud-Est de la Plaine Centrale) ne font plus partie des population de l’Etat croupion d’après le Traité de Trianon. Les Calvinistes, également moyennement représentés, étaient toujours de souche culturelle presque entièrement magyare.

 Dans l’entre-deux-guerre se confirme donc toujours un des résultats les plus significatifs des analyses sur la formation des élites hongroises de la première période de la modernisation post-féodale :  la forte sur-représentation des groupes d’origine allogène (Juifs et Allemands) dans les élites cultivées capables de porter les projets de la modernité. 

Ceci étant, le numerus clausus semble avoir laissé pour une part inchangées les inégalités proprement socio-professionnelles devant les études. En considérant la distribution marginale des chiffres représentant les probabilités d’accéder aux études supérieures selon l’origine sociale (dernière colonne du Tableau 1.), on observe les indices d’une forte tendance à la reproduction des classes cultivées elles-mêmes. Les chiffres les plus élevés sont ceux des fonctionnaires (7434 et 4295 pour 100000 actifs), des membres des professions ecclésiatiques et enseignantes (6165), ainsi que des cadres privés (4436), suivis par ceux relevant des professions libérales (3580). La position relativement modeste de ces derniers et des cadres de l’industrie et du commerce (2690) peut être attribuée à la présence prédominante des Juifs dans ces catégories de l’intelligentsia, toujours entre deux-cinquièmes et la moitié des effectifs de ces catégories (pareille surreprésentation étant particulierement marquante chez les cadres, les avocats, les médecins, les ingénieurs et les journalistes, surtout dans la capitale et dans les grandes villes). Une proportion élevée des candidats aux études issus de ces milieux devait se retrouver justement parmi les victimes du numerus clausus contraintes a l’expatriation. Dans les catégories non proprement ’intellectuelles’ seuls les grands et moyens propriétaires terriens sortent du lot (4848 étudiants pour 100 000 actifs), c’est à dire ceux qui appartenaient aux vieilles classes dominantes, survivant l’époque féodale et ayant pu conserver une portion de leurs privilèges d’antan. On remarque en revanche la faiblesse – assez classique - de la représentation de toutes les autres catégories moins pourvues de capitaux ’sociaux’ ou intellectuels, en particulier des petits patrons de l’industrie (artisans pour la plupart – 772), des ouvriers et des cadres subalternes (147) ainsi que – en bas de l’échelle – de la paysannerie (135 pour les petits propriétaires et seulement 37 pour ouvriers agricoles sans terre).

Cette distribution et les inégalités qu’elle démontre apparaissent donc comme tout à fait classiques pour une société où les effets de industrialisation sont demeurés limités aux grandes villes, où la survivance de l’ancien régime dans la distribution des propriétés terriennes n’a même pas été entravée par une réforme agraire, où il n’y a pas de politique de ’discrimination positive’ pour la promotion des ’talents issus du peuple’ (comme des associations commencent à la pratiquer à la fin des années 1930, débouchant à sa généralisation très dogmatique et répressive pendant le régime socialiste) et où la catégorie la plus portée à la surscolarisation.- la petite bourgeoisie juive – voit ses efforts scolaires artificiellement brimés par le numerus clausus.     

Ces inégalités d’ordre socio-professionnel de base sont assez nettement reflétées – parfois toutefois quelque peu réfractées – selon les groupes confessionnels aussi.

Si l’on met a part les ’autres confessions’ de taille désormais très réduite, on peut relever l’indice de représentation extraordinairement élevé des fonctionnaires juifs (12 500) – catégorie rare et en voie d’extinction, mais marquée par une volonté et une réussite d’assimilation ainsi que, sans doute, par une intégration exceptionnellement forte dans les élites chrétiennes, ce qui en l’occurrence pouvait se concrétiser dans des relations de favoritisme permettant un accės privilégié aux études, malgré le numerus clausus. Pour le reste la représentation des Juifs suit en gros la distribution catégorielle des autres groupes confessionnels selon la CSP. Elle est relativement forte – outre les fils des fonctionnaires : très privilégiés chez les Chrétiens aussi (7434) - chez les fils des cadres dans les transports (4679), dans les professions enseignantes et cléricales (3679) et dans les professions libérales (3069), tous milieux sociaux où l’effet des efforts d’auto-reproduction catégorielle peut se combiner avec les effets des relations personnelles dans les élites professionnelles capables d’aider à contourner le numerus clausus, ainsi qu’avec l’effet de l’excellence scolaire au bac, facilitant l’admission dans les facultés. Ce sont en effet les fils des professions intellectuelles – notamment juifs – qui présentent de facon démontrable les meilleures moyennes dans les études secondaires à l’époque en question.[19] Dans les autres catégories SP l’effet du numerus clausus a dû davantage peser contre le recrutement d’étudiants juifs, en particulier chez les non actifs (rentiers, retraités) et chez les ouvriers et cadres subalternes Il faut toutefois relever le score relativement moins mauvais qu’attendu des fils d’agriculteurs juifs. La encore il s’agit d’une catégorie de petite taille, faisant figure (avec une majorité de propriétaires moyens en son sein) de classe mieux dotée que les correspondants chrétiens, parce que représentant une ’bourgeoisie rurale’ capable de gérer les propriétés à la facon proprement capitalistique, avec une rentabilité plutôt élevée.

Somme toute, les écarts entre CSP pour ce qui est des chances d’accès aux études s’avèrent nettement moindre chez les Juifs que dans les autres groupes confessionnels. Dans les groupes chrétiens en effet, lorsqu’on met ensemble les catégories SP les plus mal loties (ouvriers agricoles et industriels, agriculteurs) et les mieux loties, pareils écarts varient de un à 40 voire plus de 200 (!), alors que chez les Juifs seuls les fils d’ouvriers et cadres subalternes sont aussi mal placés, tandis que les autres catégories dites ’populaires’ s’écartent de 1 a un maximum de 18 des catégories les plus privilégiées.

Les étudiants chrétiens ont subi d’ailleurs une sélection sociale quasi identique dans les trois grands groupes religieux distingués dans le tableau 1. Les Luthériens de presque chaque catégorie SP (à l’exception des cadres agricoles et des grands propriétaires) prennent l’avantage sur les autres, alors que Catholiques et Calvinistes présentent des scores d’entrées toujours du même ordre de grandeur mais variablement hiérarchisés. Par rapport aux Juifs on relève la situation nettement sous-classée des ouvriers agricoles (35 – 56) en comparaison avec les autres ouvriers et cadres subalternes (146 – 187) – alors que c’est l’inverse chez les Juifs. Les classes populaires chrétiennes des villes semblent donc un peu mieux intégrées dans le processus de mobilité scolaire – peut-être surtout en raison de leur proximité résidentielle objective des écoles, des académies et des facultés - que leurs correspondants ruraux.

 

Le choix conditionnel des branches d’études

 

            Le tableau 2 offre une vue d’ensemble extrêmement minutieuse des choix d’études selon les deux variables combinées de la confession et de la CSP. Les détails du tableau sont parfois confondants, puisque les effectifs se dispersent dans des catégories nombreuses aux effectifs parfois très faibles. Cela dit on ne connaît pas d’autres sources semblables permettant une étude d’une telle ampleur du recrutement universitaire d’un pays entier pour cette période en Europe.

            En partant du dernier sous-ensemble du tableau 2. (p. 3, recrutement global selon la religion) on retrouve d’abord le clivage entre Juifs et Chrétiens, malgré l’effet du numerus clausus qui, en limitant partout l’admission des Juifs, a du coup automatiquement atténué les différences conditionnelles dans la dispersion des étudiants dans les facultés et académies. Le numerus clausus (de 6 % en principe pour les Juifs) n’a pas permis la même diversité des stratégies éducatives qu’auparavant. Un choix préférentiel assez net reste pourtant marquant dans les facultés de médecine et des sciences économiques, toujours plus souvent choisies par des Juifs que par d’autres, alors que leur représentation reste en deçà de la moyenne en Polytechnique, jadis (avant 1920) également objet de choix préférentiels.

 Cet écrasement des écarts ne vaut pas, en tous cas, pour l’option très fréquente pour la médecine chez les étudiants Juifs issus des professions libérales (pour lesquels la ’reproduction’ ou la ’transmission’ familiale des professions médicales a dû encore plus fortement jouer que chez d’autres étudiants a classe sociale identiques) ainsi que chez ceux, bien moins nombreux, des classes populaires urbaines (ouvriers, cadres subalternes) : chez ces derniers l’image prestigieuse de la médecine comme ’science juive’ devait être toujours présente à l’esprit dans une période historique où un docteur juif ne pouvait plus espérer obtenir un emploi dans un hôpital public. A l’envers de cette orientation classique, on remarque une surreprésentation notable d’étudiants juifs issus des cadres et des ’indépendants’ urbains de toutes sortes (dotés de capitaux intellectuels moindres) en sciences économiques. Ici l’affinité entre les activités des pères sur les marchés économiques compétitifs et les projets d’avenir des fils sur les mêmes marchés semble clairement s’affirmer, d’autant plus que la nouvelle faculté des sciences économiques (1920) est l’héritière institutionnelle des trois académies commerciales d’avant 1919 dans lesquelles on pouvait régulièrement observer une majorité d’étudiants juifs. Seuls les étudiants juifs des basses classes et des intellectuels font exception à cet égard. Les premiers n’auraient pas pu, sans doute, espérer rentabiliser leurs études en économie politique grâce à la prise en gestion de capitaux dont leurs familles ne disposaient pas. Les seconds ont dû être détournés de ces études qui passent pour être par trop ’intéressées’ et trop peu ’intellectuelles’ voire ’bien trop juives’.

 On identifie en revanche une attraction plutôt exceptionnelle des études des lettres et des sciences chez les étudiants juifs originaires de certaines catégories moyennes cultivées (fonctionnaires, enseignants), voire de la bourgeoisie industrielle et commerçante. Ces études réputées ’désinteressées’ et portant sur des savoirs a connotation ’savante’, apparaissent par définition comme peu rentables sur le plan économique ou existentiel, puisque la plupart des débouchés naturels de cette orientation – le professorat secondaire, voire avec la fascisation l’industrie culturelle – sont ou seront progressivement fermés aux Juifs à cette époque.[20] On peut saisir ici un effet pervers tantôt de l’assimilation culturelle, qui pousse certains étudiants juifs des familles les plus magyarisées et intégrées socialement à s’engager dans les études les plus ’nationales’, tantôt de la suite du processus assimilationniste, aboutissant à l’orientation intellectuelle universaliste, représentées par les sciences physiques, mathématiques et naturelles. On sait que la plupart des futurs prix Nobel hongrois ressortissaient de ces milieux juifs. Une fois formés à Budapest (à commencer d’abord dans le fameux Lycée luthérien[21]) où à l’étranger dans une faculté philosophique (des sciences et des lettres), ces jeunes savants auront toutefois tous pris le chemin de l’exil définitif pour faire carrière en Europe Occidentale et aux Etats Unis…    

Quant à l’option juridique, qui reste le choix de loin le plus important entre toutes les spécialisations universitaires pour l’ensemble des étudiants, elle intéresse presque autant les étudiants juifs que les autres, sauf dans les catégories issues des classes populaires urbaines, des professions enseignantes ou des fonctionnaires retraités. Dans toutes les autres catégories le droit attire autour de deux-cinquèmes des étudiants juifs. On sait toutefois que les études juridiques avaient des finalités très différentes chez les Juifs, comparés en comparaison avec les Chrétiens. Les premiers pouvaient librement s’engager - et le faisaient préférentiellement - dans la fonction publique administrative, juridique ou politique. Les Juifs en revanche, désormais complètement exclus des carrières publiques, continuaient à remplir les cabinets d’avocat, le barreau demeurant ouvert jusqu’aux lois anti-juives de 1938 et formait, en plus, la branche idéologiquement la plus libérale (cest à dire la moins infectée du nazisme rampant) des professions dites ’libérales’.[22]  Sachant qu’au début de la législation anti-juive il y avait encore une majorité d’avocats soit de confession (40 %) soit d’origine (12 %) juive dans le pays, et encore plus (un total de 60 %) à Budapest,[23] on comprend que la filière juridique ait pu garder son pouvoir d’attraction chez beaucoup d’étudiants juifs.

            Pour l’ensemble des autres étudiants, les écarts entre options semblent moindre et se grouver autour de la moyenne avec toutefois des profils légèrement différents pour les trois grandes confessions chrétiennes. Tout d’abord les Protestants se distinguent par des proportions non négligeables de théologiens, puisqu’une part importante de la formation des pasteurs a été transférée après 1919 aux facultés calviniste de Debrecen et luthérienne de Pécs (localisée a Sopron), tandis que les prêtres catholiques continuaient a se former dans les grands séminaires épiscopaux, hors du réseau universitaire pris en compte ici. Une deuxiême marque distinctive (bien que probablement seulement apparente) concerne les Luthériens. Si près d’un dixième d’entre eux font des études de théologie, leur part dans les études juridiques s’en trouve amoindrie d’autant, ce qui porte leur participation combinée dans ces deux branches d’études les plus classiques (remontant aux principales options universitaires à l’époque féodale) au même niveau que la moyenne. Donc, sous le rapport des différences entre groupes chrétiens, il n’y a pas grand’ chose à signaler.

            Il n’en est pas du tout de même pour les différences entre catégories SP entre lesquelles on trouve des profils d’option passablement contrastés.

            Un cas exemplaire, très à part, est constitué par les fils des propriétaires fonciers, restes de l’ancienne noblesse terrienne, qui optent dans leur majorité absolue (75 %) toujours pour les études juridiques (56 %), économiques (19 %) et pharmaciennes (4 %), correspondant à leurs investissements et intérêts économiques propres. A l’inverse, les mêmes sont systématiquement sous-représentés dans toutes les autres options universitaires. Le profil de choix du versant citadin des classes possédantes (industriels, négociants, entrepreneurs) est semblable mais de façon atténuée, avec une surreprésentation certes moindre mais nette dans la faculté d’économie politique et un peu également dans les établissements juridiques. Les mêmes filières ont la préférence des fils de fonctionnaires aussi, dont beaucoup, du côté chrétien, proviennent encore à cette époque de la noblesse terrienne (en particulier chez les Catholiques). Les catégories ’possédantes’ se font particulièrement remarquer par leur faibles scores dans les filières des lettres et des sciences (4 % des options chez les fils de propriétaires terriens, 11 % dans la bourgeoisie urbaine contre une moyenne de 17 %). Là encore une analyse plus fine pourrait faire la différence entre Juifs et Chrétiens, les phénomènes de transfert d’intérêt vers les filières ’intellectuelles’ s’observant tout de même chez les premiers, sans doute interprétable, entre d’autres facteurs, par l’effet du ’détournement’ de l’accumulation purement capitalistique chez certains membres de la bourgeoisie dans la troisième ou quatrième génération des familles d’entrepreneurs. 

            En revanche les étudiants issus des classes populaires portent plus souvent que la plupart des autres leurs options à la médecine (21 % chez les ruraux, 18 % chez les citadins), cette ancienne profession libérale formant également un pôle d’attraction pour les membres en ascension sociale de la petite bourgeoisie (20 %) et servant bien entendu à la reproduction des branches médicales des professions libérales aussi (22 %) contre une moyenne d’option de 17 %.

            L’effet de la ’reproduction professionnelle’ s’observe évidemment chez les fils d’enseignants et de pasteurs dans les facultés philosophiques (lettres et sciences - 28 %), combiné chez ces derniers – lorsqu’ils sont protestants - avec une option privilégiée pour la théologie (12-13 %). Les études ecclésiastiques n’attirent d’ailleurs typiquement que les fils des classes populaires (surtout mais pas exclusivement rurales – 10 %) et de la petite bourgeoisie, en dehors des milieux d’Eglise eux-mêmes.

            Une forme différente de ’reproduction’ peut s’observer dans les options pour les études d’ingénieur (Polytechnique) qui intéressent de facon beaucoup plus marquante que d’autres les fils de la bourgeoisie urbaine et des cadres rattachés aux mêmes branches économies citadines (15 %) contre une moyenne de 11 %. Le manque d’intérêt pour Polytechnique est particulièrement manifeste chez les étudiants originaires des classes populaires rurales (4 %), alors que leurs pairs citadins sont moyennement représentés dans les filières technologiques. On peut donc noter un aspect spécifique du jeu de la ’distance’ ou de la proximité culturelles dans l’option pour cette branche d’études difficile et liée à des activités économiques urbaines.



[1] Pour la réalisation de ce travail j’ai bénéficié du généreux soutien de l’Agence Hongroise de Développement et des Recherches (NKFP) et de Research Support Scheme du Central European University à Budapest.

[2] Il s’agit des pays du continent ayant réalisé l’émancipation civile des Juifs au 19e siècle. Il y a eu auparavant aussi, diverses formes de restrictions devant l’accès des Juifs aux études dans les pays sans émancipation formelle ou complète, telle la Russie (1896) et en Roumanie, ces deux pays n’ayant accordé l’émancipation qu’à l’issue de la Grande Guerre (Révolution de février 1917 en Russie). 

[3] Sur les conditions historiques de la mobilité scolaire et sociales des Juifs en Hongrie je me permets de renvoyer à nos analyses déjà anciennes avec István Kemény : « Les Juifs dans la structure des classes en Hongrie. Essai sur les antécédents historiques des crises d’antisémitisme au XXe siècle », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 21, mai 1978, 25-59; « Antisémitisme universitaire et concurrence de classe : la loi de numerus clausus en Hongrie entre les deux guerres », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 34, sept. 1980, 67-96.

[4] Une grosse étude d’ensemble sur les étudiants inscrits et les diplomés de l’enseignement suzpérieur hongrois ainsi que sur les bacheliers  est actuellement en cours sous ma direction – en collaboration avec Peter-Tibor Nagy - pour l’ensemble de la période qu’on peut qualifier de modernisation post-féodale entre 1867 et 1948. Elle apportera avec beaucoup de précisions et de détails des réponses aux questions qui se posent a propos des mutations universitaires pendant toute la période longue précédant l’instauration du régime soviétisé en 1948. Toutefois, dans la partie prete d’etre achevée de cette enquete, nous n’aurons que des références marginales sur le recrutement socio-professionnel, alors que les principales autres facteurs de sélection et de réussite dans les études (origine régionales, situation résidentielle, religion, ethnicité d’origine, etc.) seront d’ores et déjá dûment documentés.

[5] Cf. Dezsõ Laky, A magyar egyetemi hallgatók statisztikája, 1930, /Statistique des étudiants hongrois, 1930/, Budapest, 1931, 28-29. L’enquête porte également sur le recrutement selon le sexe, l’âge, l’habitat, les résultats scolaires dans le secondaire, les écoles du bac, les effectifs de la fratrie, les années d’études,  les  origines régionales etc.  sans toutefois permettre la combinaison de ces résultats avec à la fois la catégorie socio-professionnelle d’origine et la confession, sauf pour le recrutement globale par filières d’études. Cependant cette seule combinaison paraît être sans précédent et sans beaucoup de suite en matière de sociologie historique des populations estudiantines nationales en Europe.

[6] Quatre universités classiques implantées à Budapest – avec sa vieille Faculté théologique catholique romaine -, à Szeged (héritière de l’Université hongroise de Kolozsvár/Cluj - restée en Transylvanie et devenue roumaine), à Pécs (en Transdanubie) – comportant une théologie luthérienne placée d’abord à Budapest, puis à Sopron -, et à Debrecen (dans l’Est du pays) – cette dernière comportant une théologie calviniste aussi. Il y a eu en outre l’Université Polytechnique de Budapest pour la formation d’ingénieurs.

[7] Trois académies juridiques dans l’entre-deux-guerres à Miskolc, à Kecskemét et à Eger, survivances d’un réseau anciennement quatre fois plus vaste et préparant aux diplômes professionnels de droit.

[8] Conservatoire national de musique, Académie des beaux-arts, Académie des arts industriel, Ecole supérieure de théâtre, toutes situées à Budapest.

[9] Trois établissements dans l’entre-deux-guerres à Keszthely, à Magyaróvár et à Debrecen, deux autres établissements anciens restant dans les territoires perdus.  

[10] Toujours un grand nombre de grands séminaires (un par évêché dans l’Eglise catholique romaine) et autres théologies, notamment protestantes - outre les facultés théologiques rattachées aux universités : parmi ces dernières, les facultés protestantes étaient destinées à la formation des pasteurs aussi, toute en servant à la collation des grades universitaires classiques, alors que la Faculté de théologie catholique de Budapest ne remplissait plus que cette dernière fonction (devenue mineure dans le marché universitaire à l’époque étudiée). A Budapest subsiste également une institution étatique de formation des rabbins (fondée dès 1877) pour le réseau ’néologue’ (réformé conservateur) des communautés israélites. Il importe donc de noter que seule une partie des candidats aux carrieres ecclésiastiques protestantes figurent a proprement parler dans nos données ici, alors que la plupart des futurs prêtres catholiques et rabbins juifs en sont absents, d’où un certain déséquilibre - voire biais - entre la représentation des Protestants et des autres étudiants dans nos tableaux.

[11] Ludovika Akadémia à Budapest, ancien établissement pour la formation d’officiers.

[12] Depuis 1928 une série de petites écoles professionnelles ont commencé a fonctionner – souvent fondées sur des initiatives institutionnelles anciennes – en tant qu’académies ou écoles supérieures post-secondaires, telles l’Ecole de formation des professeurs d’éducation physique, l’Ecole de pédagogie thérapeutique (ces deux à Budapest) ou l’Ecole supérieure de formation des professeurs d’enseignement primaire supérieur (à Szeged).

[13] Cette Bergschule, dont la fondation date du 18e siècle à Selmecbánya (dans le Nord, en Slovaquie centrale), est établie désormais à Sopron (dans l’Ouest).

[14] Ecole des professeurs d’éducation physique, Ecole pédagogique de rééducation, Académie commerciale, Ecole vétérinaire – toutes à Budapest, et Ecole Normale de formation des professeurs aux écoles primaires supérieures (’écoles bourgeoises’) à Szeged (Sud).

[15] Approximation d’après les chiffres du statisticien social Lajos Thirring in Magyar statisztikai szemle, 1934, nr. 9, p. 755.

[16] Les bases statistiques s’en trouvent d’une part dans l’enquête signalée de Laky (pour les étudiants) et dans les données afférentes aux populations actives définies par la confession et la catégorie de CS in Magyar statisztikai közlemények, 96 (Népszámlálás 1930), /Rapports statistiques hongroises nr. 96, Recensement de 1930/, pp. 16-25.

[17] Voir notre étude avec Stephane Vari, « Facteurs socio-culturels de la réussite au baccalauréat en Hongrie », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 70, novembre 1987, 79-82.

[18] Voire un essai primeur issu de cette enquête ci-joint : „Remarques sur le recrutement ethnique et confessionnel des étudiants en Hongrie à l’époque de la Monarchie Bicéphale multi-culturelle (1867-1918)”

 

[19] D’après une grosse enquête sur les bacheliers, sur les entrants et sur les élèves de la 4. classe des lycées de Budapest entre 1873 et 1930 ce sont de loin les fils des catégories professionnelles ’intellectuelles’ qui ont montré la meilleure réussite scolaire. Entre Juifs et non Juifs il y avait ainsi un écart positif considérable, de l’ordre de 0,42 en Lettres hongroises, 0,35 en Latin, 0,47 en Langue allemande, 0,33 en Maths et un écart négatif de 0,21 en éducation physique sur une échelle des notes allant de 4 (meilleure note) à 1 (échec). Cf. „Social Mobility, Reproduction  and Qualitative Schooling Differentials in Old Regime Hungary”, in History Department Yearbook 1994-1995, Budapest, Central European University, 1995, 133.156, surtout 154-155.  

[20] Sur les 165 lycées d’enseignement secondaire en 1932/3 il n’y avait que deux établissements juifs à Budapest et à Debrecen. Cf. A magyar középiskolák statisztikája az 1932/33 évig /Statistique des écoles secondaires en Hongrie jusqu’à l’année 1932/33/, Budapest, 1933, 57. Or ni les écoles étatiques ou municipales, ni évidemment les écoles ecclésiastiques n’employaient des professeurs juifs.

[21] Le Lycée luthérien du quartier résidentiel central de Pest – résidence privilégiée de la bourgeoisie juive – fut depuis le 19e siècle un des principaux lieux de formation des élites juives de la capitale. Avec régulièrement une majorité (!) d’élèves juifs dans son corps estudiantin avant les années 1920, cet établissement offrait – contre certes une surtaxation savamment graduée selon l’appartenance religieuse de ses élèves (selon laquelle les Juifs devaient payer dans l’entre-deux-guerres jusqu’a six fois plus que les élèves luthériens…) – un enseignement de haute qualité surtout dans les matières scientifiques.

[22] Cf. Maria M. Kovács, Liberal Profession and, Illiberal Politics, Hungary from the Habsburgs to the Holocaust, Washington D.C., Woodrow Wilson Center Press, 1994, passim.

[23] Ibid. 108.