Victor Karady

 

L’accueil promu, puis perturbé : les étudiants juifs de l’est européen dans les universités de la III. République.

 

            Le problème des l’accueil des étudiants étrangers ne surgit en France qu’au 19e siècle finissant sous le double effet – les deux éléments étant largement indépendants l’un de l’autre – de la modernisation républicaine de l’Université napoléonienne et du brusque accroissement de la demande d’études émanant d’étrangers à partir des années 1890. Dans cette demande deux constats fondamentaux : les ressortissants issus de l’est européen, avant tout de la Russie, y dominent de façon absolue et, parmi les derniers, on remarque la part considérable des Juifs, bien que les statistiques universitaires de la IIIe République, conformément aux bons principes de la laïcité qui les gouvernent, n’en gardent aucune trace chiffrée. Il faut passer par des estimations indirectes et par des calculs analogiques à partir des données relatives aux étudiants étrangers dans des pays moins sécularisés comme l’Autriche, la Suisse ou l’Allemagne, pour évaluer le poids des Juifs. Toujours est-il que l’évolution unltérieure de la présence juive dans le haut enseignement francais ne peut se comprendre sans cette tradition véritable de l’accueil des étudiants juifs de l’est qui s’élabore et de leur présence massive qui se manifeste dès le tournant du siècle.

 Cet exposé traitera donc d’abord des caractéristiques constitutives de l’Université napoléonienne, base de tout développement ultérieur de l’enseignement supérieur en France. Puis on tentera de comprendre la signification des réformes structurelles de l’Université pour les échanges d’étudiants. S’ensuivra une interprétation de la montée de la demande d’études des Juifs étrangers en France dans le contexte international. Cela conduira à la présentation de la politique d’accueil des autorités, avant de conclure sur le dispositif législatif de contrôle et de refoulement des étrangers demandeurs d’emplois intellectuels qui se met en place à la suite de la crise économique des années 1930.[1]

 

L’Université napoléonienne et ses rapports avec l’étranger.

 

            Pour devenir accueillantes, les universités francaises devaient d’abord exister, dotées d’équipements et avec un fonctionnement capables d’exercer une attraction comparable a celle des grands établissements universitaires concurrentiels, à l’époque surtout germaniques (d’Allemagne, d’Autriche et de Suisse).[2]  Les réformes républicaines visaient, de faite, une sorte de mise à niveau de l’enseignement supérieur français, toujours en conformité avec le dispositif napoléonien mais aussi avec le principal modèle contemporain – allemand – de l’université de recherche. La refonte du système comportait des mesures explicitement destinées à la multiplication et à l’intégration des publics estudiantins venus du dehors des frontières de l’Hexagone.

            Le système napoléonien, quant à lui, s’est tout d’abord inscrit dans le processus européen de la nationalisation des études supérieures et de la formation des élites, commencé en Allemagne des le 18e siècle (Halle, Göttingen) et s’achevant dans les nouveaux Etats nations tardivement établis (Pologne, pays baltes, Tchécoslovaquie) seulement après la Grande Guerre. Mais en France la nationalisation (passage du latin, comme langue d’enseignement, au français et réforme des programmes dans le sens de la „civilisation nationale”) s’est accompagnée d’abord par la destruction presque complète[3] du haut enseignement hérité de l’ancien régime ou créé apres la Révolution de 1789[4] et par la construction d’un système inédit d’enseignement supérieur. Napoléon a mis au monde sous la houlette de l’Etat l’Université de France, une bureaucratie enseignante de fonctionnaires. L’Université napoléonienne fut donc partie intégrante de l’administration étatique dont on doit rappeler ici les principales caractéristiques : monopole de l’instruction – dont le principe a été maintenu jusqu’aux lendemains de 1968 dans l’enseignement supérieur -, unité et la continuité institutionnelle entre le secondaire et le supérieur, absence totale d’autonomie des appareils (collèges, lycées, facultés, grandes écoles) placés tous sous le commandement discrétionnaire (sauf l’exception de quelques grandes écoles militaires) du ministre de l’instruction publique, couverture complète du territoire divisé en seize académies[5] avec, dans chacune, un petit réseau de lycées (conduisant au baccalauréat), de collèges ou d’autres écoles secondaires ainsi qu’un groupe de facultés. A ces marques structurelles globales il convient d’ajouter le poids exceptionnel de l’académie de Paris qui a réuni tout au long du 19e siecle, voire au-delà, près de la moitié de tous les étudiants et éleves de l’enseignement d’élite, les principaux établissements de haut enseignement et encore la majorité des autres institutions, ressources et équipements intellectuels (bibliothèques, musées, collections, etc.) disponibles en France.

 Cette situation de l’Université napoléonienne, marquée par son étatisation totale et sa forte concentration dans la capitale, n’était pas globalement de nature à exercer une notable attraction sur des étrangers (sauf dans quelques établissements parisiens). Mais pour comprendre cette attraction, il faut également évoquer quelques spécificités de l’organisation de l’enseignement supérieur proprement dit qui, même infléchies par suite des réformes républicaines, auront exercé des effets à long terme sur les échanges internationaux d’étudiants.

             L’enseignement supérieur en France est en effet resté extrêmement fragmenté en unités aux fonctions sociales très éloignées les unes des autres, c’est à dire, malgré les efforts de „systématisation” ou d’intégration fonctionnelle napoléonienne, il ne cessa de se composer de parties passablement disparates. On peut y distinguer quatre sortes d’établissements.

Les facultés „académiques” – Lettres et Sciences - apparaissent au sein de l’Université de France comme les institutions les plus „intégrées”, formant un véritable tout avec le réseau des lycées. Elles sont accessibles sur un grade intermédiaire entre le secondaire et le supérieur, le baccalauréat (dont elles exercent le contrôle symbolique[6]) et fonctionnent largement comme des lycées un peu supérieurs, notamment par les matières des cours qu’elles proposent. En effet, jusqu’aux réformes républicaines, on n’y enseigne que ce qu’on enseigne dans les lycées aussi, du moins en province, le nombre et le plus souvent l’intitulé même des chaires étant identiques dans les deux réseaux. Ces facultés sont donc des institutions essentiellement destinées a la reproduction universitaire. Leurs principales tâches ne sont que la formation des professeurs du secondaire et du supérieur a la fois (en Lettres et en Sciences) ainsi que, accessoirement ou principalement selon les cas[7], la distribution de biens culturels „gratuits” (sans usages sociaux précis) à la demande des membres (souvent féminins) des classes cultivées. Cet enseignement librement accessible aurait pu, en principe, intéresser une clientèle étrangère aussi, s’il avait revêtu un caractère tant soit peu systématique ou érudit, sanctionné par des diplômes reconnus sur le marché des professions intellectuelles. Cela n’était cependant rarement le cas, le professorat dans les facultés académiques n’étant pas lié à des performances de recherche et n’y préparant guère, sauf peut-être à Paris. D’où un déséquilibre fondamental entre l’attraction parisienne et le „désert académique” provincial.

Tout autre est la fonction des facultés „professionnelles” – de médecine et de droit – qu’on trouve également rattachées (bien qu’en plus petit nombre, pour ce qui est de la médecine[8]) aux chefs-lieux académiques à l’instar des facultés „académiques” mais en plus petits nombres pour ce qui est de la médecine, celle-ci dépendant d’équipements et de cliniques qui n’existent pas au 19e siècle dans toutes les quinze ou seize académies. Ces facultés sont dès l’abord, comme leur qualificatif l’indique, des instances de formation professionnelle offrant accès aux deux grands marchés des professions libérales en rapide développement au 19e siècle, la médecine et les professions paramédicales d’une part,  le barreau, l’administration et le champ politique d’autre part. Par leur qualités propres, l’offre de diplômes professionnels, ces facultés peuvent attirer une clientèle étrangère dès le début du 19e siècle. Mais cette demande reste pendant longtemps faible. Les grands pays occidentaux préparent leurs propres professionnels et les „nouveaux pays” n’ont pas encore des marchés professionnels suffisamment larges pour recourir massivement a une formation loin de leurs frontières. 

Le troisième volet du système d’enseignement napoléonien repose sur le réseau des grandes écoles. Il a été progressivement dotées, voire un peu élargi, mais il ne pouvait jouer qu’un rôle minime dans les échanges internationaux d’étudiants, puisque – sauf exceptions – les concours d’entrée restaient réservés aux nationaux. Les grandes écoles, pépinieres officielles des grands corps, ne faisaient que préparer des fonctionnaires supérieurs de l’Etat. L’admission et le marché de sortie excluant les étrangers, on n’y trouve au 19e siècle et au delà que très peu d’étudiants étrangers reçus hors concours selon des accords passés par la France avec quelques rares Etats clients.

Enfin, la dernière fraction des institutions universitaires, presque entièrement concentrée à Paris, restait la plus ouverte aux clientèles étrangeres. Il s’agit des écoles d’érudition dont la mieux connue est le Collège de France, avec les cours libres de professeurs nommés tantôt en raison de leur notoriété intellectuelle, tantôt par suite de performaces scientifiques objectivées – les canons de cette dernière n’étant pas encore consensuellement établis. S’y se sont ajoutées dès 1868 les quatre sections de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (EPHE, augmentée d’une cinquième section en 1885) portées à la seule formation d’érudits et de chercheurs. Mais on peut compter dans leur nombre des laboratoires (comme le Jardin des Plantes), des musées (comme le Louvre) ou d’autres instances de recherche (comme les observatoires astronomiques) offrant des cours. Toutefois ces institutions, quelle que prestigieuses qu’elles fussent, soit n’octroyaient aucun diplôme, soit ne distribuaient que des diplômes plutôt honorifiques dépourvus ou seulement peu dotés de rentabilité sur des marchés particuliers, faute d’un véritable marché constitué de l’érudition ou de la recherche au 19e siècle.

 

Le projet universitaire de la IIIe République et les étrangers.

 

Vues de l’extérieur, les réformes républicaines ne vont pas, à partir de 1878, bouleverser les grands cadres de l’Université napoléonienne. Si la division en quatre fractions institutionnelles n’a pas complètement disparu à l’issue des réformes, l’Université de France (lycées et facultés) aura changé de nature par la promotion et le développement fonctionnels des facultés qui, dés 1897, forment des universités – comme ailleurs en Europe – avec un dynamique de modernisation propre à décisivement renforcer leur compétitivité dans le champ international des études supérieures.

Ici encore on est obligé de rappeler seulement dans une présentation succincte les réformes les plus significatives, en mettant en valeur celles qui pouvaient peser sur le recrutement d’étrangers. Sans même donner ici une chronologie détaillée, il faut se souvenir que toutes ces transformations, si leurs effets se déploient à plus long terme aussi, sont intervienues dans les deux décennies suivant la victoire politique définitive des Républicains en 1876-77, c’est à dire, à peu près au même moment historique que l’apparition massive d’une demande d’études présenter par des étrangers dans l’enseignement supérieur occidental.

L’accroissement des dotations budgétaires concerne toutes les facultés, permettant la création ou (plus rarement) le développement des équipements de recherche (laboratoires, collections, bibliothèques). Il autorise aussi la multiplication et la diversification du personnel universitaire. Si une faculté des lettres ou des sciences provinciale n’avaient, auparavant, qu’en moyenne cinq chaires et autant de professeurs, à défaut de tout autre personnel (pas plus que dans les lycées), les réformes ont initié une croissance désormais quasi continue des effectifs d’enseignants, mais aussi l’introduction d’une hiérarchie quelque peu variable selon les facultés et selon les niveaux de carrière (assistant, chargé de cours, maître de conférences, professeur agrégé, professeur titulaire). La multiplication des chaires équivaut surtout a la spécialisation thématique de plus en plus poussée des enseignements qui, dans les facultés académiques, n’avaient guère d’existence auparavant : le professeur de „lettres étrangères” des facultés des lettres napoléoniennes ne pouvait-t-il concurremment faire cours sur Shakespeare, Goethe ou Dante ?…

La spécialisation conduit à la modernisation fondamentale de la palette des disciplines universitaires. En lettres c’est l’époque ou font irruption dans le paysage universitaire français les prestigieuses chapelles disciplinaires de la géographie humaine et régionale de Vidal de la Blache, de la sociologie durkheimienne, de la psychologie expérimentale, de l’histoire économique et sociale ou de l’histoire de la Révolution francaise. La spécialisation implique aussi la possibilité de fonder des ateliers et séminaires de recherche, des groupes de travail susceptibles de se transformer en écoles de pensée ou – surtout dans les facultés des sciences – de faire surgir des écoles de technologie appliquée avec le but de donner une formation proprement professionnelle. La professionnalisation des études en lettres et en sciences, avec l’inscription obligatoire aux programmes annuels et avec la fixation d’un cursus studiorum précis (qui avait manqué dans l’ancienne Université, sauf dans les lycées), tout cela signifie qu’on rattache aux facultés des étudiants permanents et motivés, au lieu d’auditeurs libres inscrits seulement en vue d’examens. Ces innovations profitent directement aux étudiants étrangers qui, auparavant, n’avaient aucun moyen de justifier leur assiduité aux cours s’ils ne passaient pas d’examen, ce qui arrivait souvent.[9]

 Le processus de professionalisation et de spécialisation – qui sera toutefois limitée par le besoin persistant de servir à la préparation des diplômes et concours nationaux, notamment l’agrégation – ancre les facultés (et plus tard les universités) dans leur régions et leur procure peu à peu une individualité institutionnelle à la manière des universités germaniques ou britanniques, au lieu de leur ancien statut de simple rouages de la machine bureaucratique universitaire à la napoléonienne. Dans ce processus d’individualisation et de spécialisation il faut aussi faire la part des filières d’études destinées principalement à la satisfaction de la demande étrangère : cours de langue et de civilisation françaises, formations technologiques pour exportation, diplômes universitaires n’ayant pas de valeur sur le marché intellectuel français (mais assortis de dispenses et d’équivalence des études antérieurs accomplies ailleurs) – soit tout un dispositif nouveau apparaissant dans le sillage du statut d’autonomie reconnu aux universités en 1897.

 Mais la plus grande innovation des réformes consiste dans la mutation des facultés en universités de recherche, non sans référence au projet humboldtien réalisé a Berlin depuis le début du 19e siècle . La „scientification” du haut enseignement s’accomplit selon des modalités multiples en plusieurs étapes. Tout d’abord le personnel est désormais de plus en plus sélectionné et promu sur des critères de performances scientifiques, qu’il s’agisse de thèses ou d’autres publications à l’opposé de prestations rhétoriques, de conformisme politique, de capacités oratoires ou autres. Les thèses de doctorat en lettres ou en sciences deviennent des volumes d’un poids respectable, à la place des fascicules des dissertations d’autrefois. Autre mesure de modernisation : on supprime dans les Facultés des Lettres l’obligation d’écrire la thèse d’Etat secondaire en latin (1903), ce qui permet de la transformer en travail de recherche. Pour stimuler la recherche universitaire on crée aussi des diplômes de recherche particuliers, tel le DEA (diplômes d’études supérieures, intermédiaire indispensable entre la licence – premier grade – et le concours d’agrégation[10]) ou les diplômes spéciaux  de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, on renforce justement les écoles d’érudition comme l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (dont la 5e Section dite des „Sciences religieuses” – 1885 - est une fondation typique et originale de cette période de sécularisation militante).  

Mais, pour soutenir la recherche, dorénavant l’Etat offre aussi diverses bourses destinées aux jeunes chercheurs (bourses de doctorat) ou des allocations réservées a des érudits ou  apprentis érudits étrangers. De même, les réseaux des pensions abritant des jeunes chercheurs (Fondation Thiers) et des instituts de recherche à l’étranger (Ecoles de Rome et d’Athênes) se complètent par de nouvelles unités à Madrid, au Caire, au Viet-Nam, etc., ce qui ne manque pas de multiplier les liens de collaboration avec des savants hors les frontières. De plus, en marge des universités, de grandes revues scientifiques à diffusion internationale apparaissent. Elles sont parfois des entreprises de synthèse fondatrices, telle l’Année sociologique d’Emile Durkheim (1897) ou des organes de rassemblements européens de savants, comme – toujours dans l’étroit domaine des nouvelles sciences sociales – la Revue internationale de sociologie de René Worms. Ces extensions du réseau francais de la recherche universitaire consolident le prestige des institutions dont elles émanent.

Avec les réformes républicaines la position concurrentielle de l’enseignement supérieur francais, jusqu’alors faible face au formidable développement dont les universités de recherche germaniques ont été le théâtre au 19e siècle, recoit un soutien promotionnel efficace dans le marché international de la production des idées. De plus, étant donnée la relative stagnation ou de la croissance fort modeste de la demande d’études interne, le marché universitaire français se transforme à la fin du 19e siècle en un marché dominé par l’offre. Elle produit un appel à la demande qui s’adresse naturellement aux étrangers.

 

Les Juifs et les facteurs de „poussée” dans la demande d’études des étrangers en France

 

            Les réformes républicaines ont donc réalisé un certain reclassement, en termes d’efficacité et de niveaux de prestations, de l’Université napoléonienne, sans cependant l’éclater entièrement. Mais le pouvoir d’attraction désormais accrue des facultés et écoles d’érudition francaises sur des publics étrangers, en particulier sur des Juifs – qui s’exprime de façon spectaculaire dans les chiffres cités dans le prochain sous-chapitre – ne tenait pas seulement à ses vertus propres. Il fallait aussi un renforcement conjoint des facteurs „de poussée” (à partir des pays d’origine) qui ont d’abord progressivement (depuis les années 1880) puis rapidement gonflé les effectifs d’étudiants étrangers, en particulier juifs, cherchant à s’intégrer dans le public estudiantin en France. On peut évoquer dans ce contexte deux types de facteurs, les uns relevant des conditions objectives de la mobilité sociale par des études propres aux principaux pays „émissaires”, les autres ressortissant aux avantages le plus souvent extrauniversitaires imputables a la France dans le marché international des études.

 Il convient ici de rappeler, avant toute autre analyse, que – surtout dans sa première phase - l’augmentation de la demande universitaire des étrangers a été presque entièrement due aux pays tardivement modernisés et aux nouveaux Etats nations de l’Europe orientale et balkanique, les échanges d’étudiants entre pays occidentaux développés se limitant à la portion congrue des masses d’étrangers qui se présentent aux portes des universités a l’Ouest de l’Elbe – ceci surtout après la Première Guerre mondiale. Or l’apparition du grand nombre d’étudiants originaires des pays de l’Est, surtout des Juifs, semble directement redevable a l’état sous-développé de l’appareil universitaire et à la situation qui est faite à certaines catégories de demandeurs d’études (dont les Juifs et les femmes) dans les mêmes contrées du continent. On peut résumer l’essentiel des „facteurs de poussée” qui les touchent par le rappel des rigidités de l’offre d’enseignement qui marquent les marchés universitaires des pays de l’est émergeants. 

Tout d’abord si l’on a pu caractériser le système universitaire francais réformé comme un marché de l’offre, ceux des pays de l’est est plutôt marqué par l’insuffisance de l’offre et par le débordement de la demande qui, souvent, cherche naturellement à être satisfaite a l’étranger. Face aux quinze ou seize universités francaises il n’en existe par exemple que deux avant 1919 dans un pays comme la Hongrie (avec moitié moins de population que la France). La Russie de la même époque, trois fois plus peuplée que la France, possède 10 universités, seulement. De plus l’équipement des universités „nationales” créées dans les nouveaux Etats nations de l’Est ne peut pendant longtemps rivaliser avec ceux de l’Ouest, alors que les programmes de modernisation économique, administrative et culturelle présupposent la disponibilité d’une élite formée a l’occidentale. Le brusque accroissement de la demande d’études en Occident à la fin du 19e siècle relève avant tout des échanges inégaux dûs à l’inégalité du développement en matière universitaire mais aussi en d’autres domaines entre l’Est et l’Ouest européens. Plus concrètement, il résulte de multiple façons de la mise en oeuvre de programmes parallèles de modernisation „nationaux” dans l’Empire Russe et dans plusieurs nouveaux Etats ou dans des provinces de l’Empire Habsbourgeois devenues indépendantes[11].   

            Il y a tout d’abord la politique des nouveaux Etats qui, afin de mettre à niveau les membres de leurs élites destinés à remplir les positions élevées dans la fonction publique (y compris dans le haut enseignement „national”) envoient des boursiers à l’étranger dans les pays occidentaux avec lequels ils entretiennent des relations de clientèle ou de protection.[12] Ainsi viennent en France des boursiers des grouvernements serbe, roumain ou bulgare, puis tchèque et polonais, dont le nombre sera multiplié après la Grande Guerre, lorsque la France fera figure de puissance tutélaire des pays de la „Petite Entente”. Les mêmes Etats accordent parfois (c’est le cas de la Serbie et de la Roumanie, mais aussi de la Grèce) une prime promotionnelle spéciale aux diplômes étranger, aux dépens des titres universitaires nationaux. Toutefois, parmi ces boursiers, on ne trouve qu’exceptionnellement des Juifs. Tel n’est pas le cas des jeunes émigrés politiques  (d’abord surtout des Russes, puis, dans l’entre-deux-guerres, d’autres nationalités aussi) pour qui les études à l’étranger représentent tantôt un mode de reconversion intellectuelle, tantôt une période d’attente dans un cycle de vie de révolutionnaire professionnel, ou encore une forme de réinsertion dans la masse des compatriotes compagnons d’émigration en vue de la poursuite du projet politique originel.

            Une situation plus complexe résulte de la politique de nationalisation de l’enseignement d’élite pratiquée dans l’Empire des tsars qui, d’une part, russifie à outrance tout le système scolaire de Russie, notamment dans les régions polonaises (à la suite de l’écrasement de la révolte de 1863) et, d’autre part, procède au refoulement des Juifs des élites cultivées à l’aide de nouvelles restrictions introduites après les grands pogroms de 1881 (numerus clausus antijuif a partir de 1887). Des limitations devant les études des Juifs subsistent en Roumanie aussi au long 19e siècle où – faute d’émancipation civique, comme en Russie, avant la fin de la Grande Guerre - nationalisation et antisémitisme iront également de paire pour renvoyer vers des universités des pays au régime plus libéral des effectifs de plus en plus importants des Juifs en mal de mobilité sociale mais aussi de modernisation culturelle par le biais d’études supérieures opposées à la tradition religieuse. Cette tendance ne fera paradoxalement que se renforcer après 1919. Des masses d’étudiants, dont beaucoup de Juifs, arrivent dans les universités occidentales, fuyant le régime soviétique aussi qui, tout en ayant avalisé l’émancipation des Juifs, acquise dès la Révolution de février 1917, ferme ses frontières et canalise autoritairement ou refuse la demande d’études supérieures de beaucoup d’entre eux, prétextant leur mauvaises „origines „bourgeoises”. Mais les étudiants juifs doivent fuire dans l’entre-deux-guerres la fascisation rampante de plusieurs pays de l’est aussi, dont la Hongrie, auparavant très favorable aux Juifs. De fait, la Hongrie est devenue officiellement antisémite avec une loi de numerus clausus antijuive introduite dès la rentrée universitaire de 1920, soit immédiatement après le changement de régime, consécutif aux troubles révolutionnaires de 1918-1919.

            L’apparition en nombre croissant d’étudiants est-européens en Occident doit également son caractere massif à deux sortes de développements complémentaires d’ordre en quelque sorte „structurel”, propres aux pays de l’est, mais assez peu traités dans l’histoire sociale des processus de modernisation. Il s’agit de l’élargissement relativement précoce du réseau des lycées et des colleges préparant aux études supérieures qui, parfois, a produit un surcroît de diplomés potentiels, dépassant de beaucoup l’offre sur le marché des compétences intellectuelles. Ce fut par exemple le cas de la Hongrie, pays sous-développé entre tous mais formant bon an mal an vers 1900 déjà autant de bacheliers que la France, en proportion des jeunes gens de 18 ans. Dès lors la loi du marché poussait bien des bacheliers vers l’émigration, dont une première étape logique pouvait être la recherche d’un titre universitaire dans un pays d’immigration occidental. En second lieu, on oublie souvent le poids énorme de la sur-scolarisation des Juifs dans certains pays, un des phénomenes majeurs des inégalités ethniques de la modernisation en Russie ou en Hongrie avant 1919, en Pologne, en Lituanie ou en Roumanie dans l’entre-deux-guerres. Pareille sur-scolarisation relative ne laissait en effet d’autre choix à bien des candidats juifs aux études supérieures que l’émigration. C’est pour cela qu’on peut identifier dans les milieux estudiantins juifs de l’Ouest deux types distincts : les réfugiés ou les émigrés contraints (fuyant la répression tsariste, puis bolchévique, protofasciste ou nazie), enclins dès que possible à retourner dans leur pays d’origine, et les émigrés stratégiques, l’inscription des derniers dans une université occidentale faisant partie d’une démarche pour se fixer définitivement en Occident.  

            Mais les réfugiés politiques et les Juifs ne représentent pas de facon exclusive les refoulés des systèmes d’enseignement des pays de l’est, dont la demande d’études déborde quasiment sur l’Ouest. En effet une catégorie importante d’étudiants étrangers est représentée dans les universités occidentales par des femmes. Elles apparaissent en grands nombres d’abord aux mêmes titres que d’autres „refoulés” (Juifs ou réfugiés politiques), puisque la logique de la modernisation différentielle selon les groupes ethniques voulait que, historiquement, des femmes juives formulent des revendications d’émancipation politique ou de demande d’études supérieures en moyenne plus tôt que d’autres catégories de femmes dans les pays européens à développement retardé. Parmi les premières promotions d’étudiantes des pays de l’est les Juives ont été également notoirement surreprésentées. Mais elles viennent souvent en Occident, plus simplement, soit en raison de l’impossibilité légale de poursuivre des études, en l’absence du droit de s’inscrire aux cours d’enseignement supérieur avant les premieres décennies du 20e siècle (alors qu’en Suisse ou en France les femmes sont admises aux facultés et universités dès les années 1870[13]), soit parce que dans leur pays leurs choix des filieres universitaires auraient été très restreints[14], soit encore qu’elles devraient faire face pendant leurs études à diverses formes d’ostracisme ou de sexisme, sans parler du fait qu’elles restaient publiquement désavantagées au bénéfice des hommes, même (voire surtout) dans l’entre-deux-guerres, dans la plupart des carrières professionnelles des classes moyennes.   

            Cela étant la France de la IIIe République détenait également des atouts tout à fait spécifiques de nature à lui assurer un droit de captation préférentielle de cette demande d’études émanant d’étrangers face à ses concurrentes potentielles, telle l’Allemagne. On rappelera avant tout dans ce contexte le privilège du francais, première langue vivante pratiquée par la plupart des élites européennes au 19e siècle, mais surtout la langue de haute culture des nouveaux Etat devenus (pour certains longtemps) des clients politiques de la France (comme la Serbie, la Pologne ou la Roumanie). Pour les descendants des aristocraties et d’autres milieux cultivés des pays de l’est (y compris la Russie), il était donc souvent plus facile de suivre des cours (et de se mêler aux élites locales) dans les pays francophones qu’ailleurs.[15]

 A part cette attraction d’ordre technique, les mêmes Etats présentaient l’avantage des régimes parlementaires démocratiques et tolérants, étant notamment parmi les premiers a avoir accordé les droits civiques complets aux Juifs, ce qui – face aux régimes politiquement plus autoritaires et aux élites à la réputation antisémite confirmée, comme celui de l’Allemagne impériale - ne pouvait que jouer en leur faveur dans le choix d’un lieu d’études chez bien des étudiants est-européens. Même dans les pires moments de l’Affaire Dreyfus les Juifs de l’est pouvaient se sentir autant ou davantage en sécurité qu’outre-Rhin dans un Etat pour partie dirigé par des coreligionnaires ou de puissantes organisations et des courants d’opinion majoritaires s’employaient à défendre un militaire juif injustement condamné. L’option pour la France a été de fait maintes fois surinvestie de considérations idéologiques canonisées. On venait à Paris comme dans la capitale du pays de la Révolution, de la laïcité et des droits de l’homme, autant que dans une cité réputée pour la gamme de sa presse non censurée ou (à tort ou à raison) pour la liberté des moeurs. Cette ville de Paris, quelle que mythisée qu’elle fût dans l’imaginaire des élites est-européennes, non seulement représentait une concentration alors unique au monde de capitaux intellectuels objectivés (écoles, musées, galéries de peintures, diverses collections privées, bibliothèques, patrimoine architectural, etc.), mais encore assurait une offre paraculturelle d’une richesse également exceptionnelle (théatres, salons, cabarets, cafés littéraires, chansonniers, restaurants gastronomiques, bordels, etc.), de nature à justifier des vocations aux études sur place parmi des jeunes est-européens en mal de modernité intellectuelle, de culture d’avant-garde ou de simple liberté de vivre.     

 

L’afflux des étudiants étrangers et leurs spécificités collectives      

 

             Les statistiques universitaires montrent que la hausse de la présence étrangère est presque continue en France sous la IIIe République jusqu’en 1914. De quelques centaines, leur nombre dépasse le millier vers 1890, atteint deux mille au tournant du siècle pour excéder 6000 à la veille de la Grande Guerre. A cette époque les étrangers représentent plus de 15 % des effectifs universitaires dans l’ensemble de l’Hexagone (grandes écoles exclues) mais dans certaines catégories – notamment parmi les étudiantes, dans certaines écoles de technologie universitaires ou dans telle faculté des lettres, comme à Grenoble, spécialisée dans les cours de civilisation francaise – ils sont majoritaires. La proportion d’étrangers dépasse la moyenne  à Paris et dans les plus grandes universités de province. Dans cette masse les Russes dominent avec des contingents qui, dans certaines années consécutives aux troubles révolutionnaires de l904-1905, fournissent plus de la moitié des étrangers inscrits. En 1912 par exemple on en trouve 2600 face à 338 Bulgares, à 352 Allemands et à 345 Roumains, pour ne citer que les nationalités aux plus gros effectifs, mais de toutes manières la majorité des tous étudiants étrangers provient des pays de l’est et balkaniques. 

Dès cette époque on peut estimer que la majorité de ces étudiants étrangers sont des Juifs, bien que les données officielles françaises soient muettes sur ce point, conformément aux principes de la laïcité triomphante à l’époque de la loi de séparation des Eglises et de l’Etat (1905). Si, toutefois, l’on traduisait en estimations hypothétiques mais vraisemblables les proportions de Juifs enregistrées en Allemagne, en Suisse ou en Autriche parmi les étudiants originaires de l’est européen, on trouverait des proportions  le plus souvent majoritaires  dans les facultés des sciences, en médecine ou parmi les élèves des universités et écoles technologiques. Parmi les „Russes” étudiant dans les universités occidentales les comptages contemporains indiquent, vers 1903, pas moins de 67 % de Juifs en Allemagne, des proportions de ¾ à Vienne, entre 1/3 et ½ en Suisse et entre ½ et 2/3 en France. La même proportion fut estimée à ½ en Belgique aussi pour 1897-1899.[16] La présence massive des Juifs est donc un phénomène général parmi les étudiants étrangers à cette époque, du moins parmi les Russes, de loin le plus grand aggrégat concerné.[17]

            Cet afflux reprendra pour se renforcer en chiffres absolus mais en proportions des inscrits aussi dans l’entre-deux-guerres, du moins jusqu’aux années 1930, marquées par la grande crise économique et la montée du nazisme. Après le marasme des années de l’immédiat après-guerre, vers 1925 les effectifs d’étrangers atteignent leurs niveaux maximaux d’avant la guerre (6500). Ils auront presque doublé en 1930 (12.500) et dépassent encore ce chiffre extraordinaire en 1931, ce qui porte leur proportion dans l’ensemble du public universitaire français de cette période à près du quart des effectifs (23 %). La baisse sera continue par la suite avec toutefois encore plus de 9000 en 1935, mais seulement 2800 dans la première année de la nouvelle guerre (1940)[18].

            Ces nouvelles promotions d’étudiants étrangers présentent une composition ethnique profondément transformée, comparée à l’avant-guerre. Si les Européens en général continuent à y dominer comme avant (à concurrence de 80 % environ[19]) et, parmi ces derniers ceux provenant de l’Europe orientale et balkanique (56-57 % des Européens entre 1925 et 1930). Au milieu de la période, les plus gros contingents d’étudiants sont fournis par la Pologne (2480) et la Roumanie (2720) suivis par les rescapés de l’Union soviétique (930), les Allemands (870), les Anglais (720), les Yougoslaves (490) et les Grecs (470). On peut estimer aussi qu’une majorité d’entre eux étaient des Juifs, pour au moins deux raisons. D’une part la condition universitaire des Juifs s’est considérablement aggravée immédiatement après 1919 dans la plupart des pays de l’Europe centrale et orientale (avec les notables exceptions de la Tchécoslovaquie, de l’URSS – après la très sanglante guerre civile -, de la Serbie ou de petits pays comme l’Estonie). Cette dégradation est marquée par le numerus clausus en Hongrie, les demandes violentes de l’exclusion des Juifs en Pologne, l’insécurité qui s’installe en permanence pour les étudiants juifs à cause de l’agitation antisémite brutale dont ils sont régulièrement l’objet dans plusieurs universités roumaines. Les Judenhetze assortie d’agressions physiques contre des Juifs sont monnaie courante dans les pays de l’est en voie de fascisation. D’autre part les mêmes pays s’emploient au même moment à investir massivement dans leur enseignement supérieur afin d’en réhausser l’efficacité, si bien que la surpopulation universitaire, perceptible dans toute l’Europe du premier après-guerre, se trouve de plus en plus absorbée dans les réseaux nationaux des établissements universitaires[20]. Cela vaut pour tous les nouveaux candidats aux études, sauf les Juifs, qui en sont progressivement exclus et contraints de chercher une formation à l’étranger – lors qu’ils en ont les moyens matériels.    

 L’affaiblissement de la demande d’études émanant d’étrangers en France à l’approche de la Deuxieme Guerre mondiale peut être imputée à une série de facteurs convergents. On peut citer à ce titre l’appauvrissement des classes moyennes des pays concernés (y compris des Juifs dans ces classes), la fermeture définitive des frontières de la Russie stalinienne (qui tarit la source de loin la plus importante des migrations estudiantines en Europe), la consolidation et reclassement intellectuel des réseaux universitaires de quelques nouveaux Etats nations (comme la Tchécoslovaquie mais aussi la Pologne) qui permet de retenir sur place des fractions croissantes du public universitaire „national” (sinon les Juifs), le changement d’alliance de certains pays de la „Petite Entente” (comme la Roumanie) ou la réorientation culturelle au moins partielle des élites d’autres pays (telle la Bulgarie) vers l’Allemagne également sous le signe d’une nouvelle politique d’alliances, la fermeture elle aussi partielle mais non moins drastique du marché de travail francais devant des intellectuels immigrés (dont on parlera plus loin), le renforcement du sionisme entraînant un certain changement de cap de l’émigration juive des pays de l’est vers la Palestine (l’Université hébraïque de Jérusalem s’ouvrant opportunément en 1925), ou encore - pour ce qui est surtout des Juifs de l’est – l’accueil et les conditions d’études à bien des égards plus favorables dans l’Italie fasciste avant 1938 que dans la France de la même période[21].

Quoi qu’il en soit, les contingents d’étrangers se distinguent de leurs homologues français par une série de traits, et ceci probablement non sans rapport avec le poids des Juifs dans leurs agrégats.[22] Puisque les étudiants juifs de l’est étaient sans nul doute plus souvent que les autres des candidats déclarés ou clandestins à l’émigration, qu’ils aient formé des projets pour s’installer en France ou ailleurs dans un pays d’accueil, leur profil collectif devait s’en ressentir.

Une des conséquences en peut être appréhendée dans la surreprésentation des femmes dans le public étranger des universités. Devant la montée du nazisme, les jeunes filles juives de la bourgeoisie et des classes cultivées des pays de l’est devaient être presque autant portées à s’engager dans des itinéraires d’émigration assortis d’études professionnelles que les jeunes gens de même situation. C’est vraisemblablement pour la même raison que les étudiants étrangers originaires de l’Europe orientale s’inscrivent le plus souvent en vue de diplômes concrets dans un établissements français, au lieu de prendre de simples immatriculations. Ces dernières n’autorisant pas de passer des examens et de rapporter des titres universitaires, on comprend la stratégie „intéressée” ou „pragmatique” des étudiants de l’est et le comportement „désinteressé” des autres, notamment des étudiants des pays occidentaux développés.[23]  Mais les étudiant de l’Est et de l’Ouest peuvent être également opposés par leur choix d’études fortement contrastés. Alors que les étudiant de l’est (et parmi eux certainement beaucoup de Juifs) optent majoritairement pour les disciplines qui procurent des compétences „universelles” et par conséquent utilement „transférables” dans les bagages d’un émigré – telles la médecine et les disciplines paramédicales, les technologies et les sciences exactes -, les Occidentaux, eux, choisissent préférentiellement ls branches d’études „culturelles”, en particulier les lettres et civilisation francaises. On remarque plus particulièrement la présence des étrangers dans les instituts de techniques appliquées rattachés aux facultés des sciences, dont le public appartient parfois majoritairement aux contingents estudiantins des pays de l’est.

 

Le dispositif d’accueil universitaire en France

 

            Les réformes républicaines de l’Université ont comporté, on l’a déja noté, certaines dispositions explicitement destinées a encourager la venue d’étudiants étrangers : dispenses et équivalences, diplômes universitaires, écoles de technologie appliquée, cours de langue et de civilisation francaises répondant surtout a une demande extérieure, bourses destinées a des étudiants des pays alliés politiques, certification formelle des séjours d’études en France, meme sans diplôme, etc. De plus, les autorités n’ont pas manqué de donner des signes discursifs d’encouragement au mouvement. La France organise donc désormais une véritable politique d’accueil pour susciter une demande. On doit rapidement rappeler les raisons et les conditions socio-politiques de cette attitude publique.

            La premier motif, apparent, est d’ordre financier. L’inscription d’étrangers solvables apporte des fonds dans les caisses universitaires en complément aux subventions étatiques, souvent minimes pour les petits établissements provinciaux.

Du même coup, les étrangers renforcent les fonctions sociales de plusieurs petits établissements, parfois proprement „afonctionnels”, surtout des facultés des lettres et des sciences éloignées de Paris, voire en fournissent de nouvelles à certaines par le biais des prestations qu’elles proposent spécifiquement aux étrangers - cours de langue et de civilisation assortis de diplômes, mais aussi formation technologiques dont la demande vient davantage des étudiants non hexagonaux que français. La Faculté des Lettres de Grenoble, spécialisée dans des études de civilisation française, compte dans les premières decennies du 20e siècle régulierement une grosse majorité d’étudiants originaires de l’extérieur des frontières (jusqu’a 70 % en 1927-28 [24]). Dans certains instituts universitaires de formation technique on devrait fermer boutique sans les étrangers, par exemple à Caen ou en 1934/35 seuls 4 Francais sont inscrits face aux 74 étrangers à l’Institut technique de Normandie, tandis qu’à l’Institut technique de l’Université locale la proportion est encore moins favorable aux Hexagonaux : 2 sur 97 ![25]    

Mais la venue des étrangers apparaît avant tout comme une affaire de prestige national qui, par le biais d’un discours politique sur la dimension culturelle de la puissance de la France, s’inscrit dans la rivalité avec le Reich allemand, dont les signes s’accumulent de plus en plus au tournant du siècle. C’est sans doute pour cela qu’en France il n’y a guère de réserves dans le personnel politique de la IIIe République à l’égard des migrations estudiantines, en particulier aucune démarche d’inspiration antisémite, contrairement à ce qui commence à se manifester dès le début du siècle en Allemagne. La présence même massive d’étudiants, en particulier d’étudiants juifs, ne sera pratiquement jamais problématisée dans le champ politique français à la manière de l’Ausländerfrage en Allemagne impériale[26]. Lorsqu’il y a résistance à la multiplication des inscriptions d’étrangers, elle vient des corps professionnels dans un souci de „défense du corps” contre la concurrence des confrères d’origine étrangère sur les marchés d’activités en question, mais non du monde politique. Jusqu’aux années 1930 la politique universitaire française sera celle de l’accueil et de l’attraction sans pratiquement aucune restriction.

Les législateurs de la III. République n’ont d’ailleurs pas dû manquer de satisfaction du fait que sur le plan du „rayonnement universitaire” les réformes républicaines ont rapidement apporté leurs fruits. Auparavant maîtresse absolue de ce marché (avec, vers 1865 encore au moins trois fois plus d’étudiants étrangers que la France[27]), l’Allemagne ne cessera de perdre du terrain face à sa concurrente hexagonale pour que, depuis le début du 20e siècle, la France devienne la puissance dominante, dépassant largement sa rivale d’outre-Rhin, sur le marché de la circulation internationale des étudiants. 

            Il est logique que ce soit en France qu’apparaissent donc les premiers efforts institutionnels pour accueillir et canaliser la demande d’études des étrangers. Avec l’Alliance Française (1880) on crée un organisme spécialisé dans le soutien pratique d’une politique culturelle expansionniste, laquelle sera officiellement prise en charge par les instituts français à l’étranger sous tutelle des services diplomatiques de la république. Depuis 1893 l’Alliance offre des cours de langue et de civilisation françaises qui connaîtront une audience croissante auprès du public étranger.

Mais il y aura bientôt des efforts de même sens émanant des établissements universitaires eux-mêmes. Dès 1891 des professeurs des facultés parisiennes fondent un „comité de patronage des étudiants étrangers” avec l’objectif d’informer et de guider les intéressés dans leur recherches des filières d’études qui leur conviennent dans le haut enseignement français. Cette initiative conduira aussi à la création des premiers cours de langue spéciaux pour étrangers à Paris (1897), peu après la mise en marche des cours similaires de l’Alliance Française. Par la suite, les comités de patronage et les études françaises pour étrangers vont se multiplier en province aussi dans les universités. Leur présence à elle seule exprime les bonnes dispositions des autorités universitaires à l’égard de l’inscription d’étrangers.

Une étape sur ce chemin sera toutefois franchie en 1910 avec la prise en charge officielle par l’Etat du dispositif d’accueil des étudiants étrangers au moyen de l’Office National des Universités et Ecoles Françaises. Cet organisme est financé – plutôt généreusement – par le Ministère des Affaires Etrangères. Il a le même but que les comités de patronnage, qui continuent à fonctionner localement : favoriser les échanges universitaires, accueillir et conseiller les étudiants étrangers et leur offrir des cours spéciaux dont ils ont besoin pour intégrer le haut enseignement ou pour se former un capital de bien culturels hexagonaux.

 Enfin, peu après la clôture du premier grand conflit mondial le même Ministère des Affaires Etrangères met sur pied le Service des Oeuvres Françaises à l’Etranger pour coordonner la nouvelle politique d’expansion culturelle – de plus en plus dynamique et complexe, il est vrai. Cet organisme centralise désormais les principales actions culturelles des gouvernements français destinées à l’étranger, notamment l’octroi des bourses à des étudiants des Etats clients, l’exonération de frais d’études offertes à certains étudiants étrangers, l’organisation des échanges entre universitaires partenaires des érudits et scientifiques hexagonaux, le financement et la surveillance du fonctionnement des instituts français à l’étranger.

A côté de ces efforts publics, il y a également d’importantes initiatives privées. Parmi ces dernières une place importante revient à la Cité Universitaire de Paris, dont les bases sont déposées par quatre fondations françaises dès 1925, mais qui s’enrichira dans les années 1930 par une série de fondations étrangères aussi (on en compte pas moins de treize avant la Deuxieme Guerre Mondiale). En 1938 quelques 850 étudiants étrangers y seront hébergés avec 2000 condisciples hexagonaux.

L’accueil, patronné conjointement par l’Etat, d’organismes universitaires et par des particuliers, des demandeurs d’études étrangers n’était certes pas une spécialité française. Dès le tournant du siècle certaines autres puissances universitaires aussi procèdent a l’organisation institutionnelle de l’accueil – notamment l’Allemagne et l’Italie. Dans l’entre-deux-guerres on voit se dessiner des politiques culturelles clientélistes dans ces pays aussi, comme en France. Pourtant on peut déceler au moins trois types de différences dans les résultats de ces politiques tacitement concurrencielles.

Premièrement, en dépit de ses visées clientélistes qui s’affirment surtout dans l’entre-deux-guerres à l’égard des pays baltiques et de la „Petite Entente”, la politique d’expansion universitaire menée par la France s’avère beaucoup moins sélective que chez ses concurrentes. Comme on l’a déjà évoqué, il n’y a pas d’Ausländerfrage, et surtout pas de traces de refus des Juifs.

En second lieu, la France (comme l’Italie), ne disposant pas de véritables „colonies culturelles” en Europe même, comme c’était le cas de l’Allemagne[28], attirait davantage une élite cultivée dans ses établissements universitaires ayant proprement „opté pour la France” par le biais d’affinités diverses. Parmi ces dernières les préférences politiques pour „le pays des droits de l’homme” ou, plus concrètement encore pour les nombreux jeunes Juifs sortis des ghettos de l’Est européen „le premier pays ayant accordé aux Juifs les droits de citoyen” devaient jouer un grand rôle. L’accueil universitaire fait fonction en France d’assimilation culturelle d’élites non francophones ou insuffisamment francophones mais aussi, ceci surtout pour beaucoup de Juifs, de préalable à l’immigration. Sous ce rapport le contraste est saisissant avec l’Allemagne, dont la majorité des étudiants „étrangers” semble avoir toujours été dès l’abord germanophones, sinon franchement de souche germanique, et où l’immigration des Juifs est rendue difficile d’abord (sous le régime impérial), puis – après l’interrègne de la République de Weimar – impossible. En 1930 on peut estimer que plus de la moitié de la demande d’études émanant d’étrangers en Europe trouve satisfaction en France contre approximativement 12 % en Autriche (toujours surtout à Vienne), 11 %-11 % en Allemagne et en Italie, 6-7 % respectivement en Belgique et en Suisse.   

 

Oscillations et retournements de tendance dans l’entre-deux-guerres

 

            On a, jusqu’ici, contrasté sans nuances la politique d’accueil en France au dispositif beaucoup plus sélectif de la réception des étrangers dans les universités allemandes. Il faut compléter cet exposé par un rappel plus précis des développements dans l’entre-deux-guerres marqués en France aussi par des tentatives d’endiguement de la fixation des diplômés étrangers dans le pays, sinon – comme en Allemagne dès le début du 20e siècle – une limitation des inscriptions ou des formes de numerus clausus à l’égard de certaines catégories d’étrangers.

              Dès l’apparition massive des étudiants étrangers, on enregistre en France aussi des cas isolés d’opposition à la présence étrangère dus à des groupes d’étudiants hexagonaux ou aux corps constitués des professions libérales – surtout des médecins. Dès 1890 à la vieille et prestigieuse Faculté de Médecine de Montpellier il y a des protestations estudiantines contre l’afflux des étrangers en raison de l’encombrement que cela provoque dans les salles de dissection. On met également en cause les dispenses et équivalences d’études réservées aux étrangers. Ces revendications paraissent d’autant plus motivées aux autorités que les diplômés étrangers des facultés médicales pouvaient, tout au long du 19e siècle, s’établir pour exercer en France, d’après une loi datant du Premier Empire. On est en droit de penser que la grosse majorité des étrangers visés étaient des Juifs.

            Mais ces troublent n’ébranlent pas la politique d’ouverture officielle. La réaction des autorités s’objectivera surtout dans la dotation des quatre facultés réunies dans une même ville du statut d’université, leur octroyant ainsi une autonomie relative, notamment en matière de création de diplômes propres. Cette réforme, fondamentale, permet donc la multiplication des diplômes universitaires, ce qui se résume en pratique par l’établissement de la dualité des diplômes, les titres nationaux étant en principe proposés aux candidats français et les diplômes dits universitaires offerts – mais non imposés – aux étrangers. Ce régime a bien fonctionné sans que tous les étrangers recherchent exclusivement les diplômes universitaires. Loin de là, avec la croissance des effectifs d’„immigrants stratégiques” parmi eux – dont nombre de Juifs – la demande de diplômes nationaux par des étrangers ne cesse elle aussi d’augmenter. Or la spécificité de la politique française réside dans le fait que les autorités n’ont pendant longtemps opposé aucune résistance notable à l’intégration de diplômés étrangers dans les rangs des professions libérales concernées, en dépit même des remous corporatistes que cela provoque de temps à autre dans les milieux professionnels en question. Les réactions malthusiennes et pour partie xénophobes n’apparaissent que tardivement, dans le sillage de la crise économique des années 1930, ce qui rend apparente la vulnérabilité des positions acquises dans certains marchés professionnels.

            En fait, depuis la fin de la Grande Guerre – qui, n’oublions pas, a provoqué la disparition d’un tiers souvent des jeunes classes d’âge des candidats aux professions intellectuelles aussi – les autorités françaises pratiquent une politique d’intégration des diplômés étrangers par une procédure de naturalisation préférentielle. Si des facilités de naturalisation existent en ce sens dès 1920, ce dispositif législatif sera renforcé en 1925. En 1927 on promulgue une loi dans le même esprit. Les intellectuels étrangers considérés comme „éminents” peuvent désormais obtenir leur naturalisation au bout d’une seule année d’attente. En 1928 on accorde des allègements d’études complémentaires (dispense partielle de scolarité) considérables aux docteurs d’université souhaitant obtenir le doctorat d’Etat en vue de l’exercice de leur profession en France. Cette disposition sera renforcée par un décret du 14 janvier 1930 rendant encore moins difficile aux naturalisés docteurs d’université l’acquisition du doctorat d’Etat.

            Mais, surtout dans les milieux médicaux et juridiques, des pressions contraires se multiplient a partir de 1930. Elles s’inscrivent certes dans les réactions corporatistes qui se généralisent dans toutes les branches d’activité touchées par la crise économique.[29] Mais elles sont motivées par des raisons encore plus conjoncturelles avec l’arrivée massive d’intellectuels réfugiés fuyant le nazisme, qui s’installe en Allemagne fin janvier 1933, ou d’autres régimes est-européens en voie de fascisation. De quelques 25000 réfugiés allemands qui arrivent en France dès 1933, la grosse majorité (85 %) était naturellement fournie par des Juifs, dont de forts contingents d’intellectuels et de membres des professions libérales. C’est donc eux qui sont visés, avant tout, par les mesures restrictives et dans les turbulences xénophobes qu’on observe dans les années 1930. On ne saurait s’étonner que les réactions corporatistes ne soient pas dépourvues de relents antisémites explicites, que les propagandistes de l’Action Francaise ne manquent pas de répercuter. Réactions corporatistes et antisémites se combinent opportunément dans un mélange explosif qui s’insère dans les violences socio-politiques pas toujours symboliques, précédant l’arrivée au pouvoir du Front populaire (juin 1936).

Les congrès de l’Académie de Médecine à Alger (1930), puis à Caen (1931) réclament déjà des restriction à l’accès des étrangers au marché national de la médecine. Ces revendications corporatistes seront prises en compte dans les motivations de la Loi d’Armbruster d’avril 1933. Désormais l’exercice de la médecine sera strictement réservé aux Français munis d’un doctorat d’Etat. Les docteurs étrangers doivent donc se faire obligatoirement naturaliser pour entrer dans le corps médical national. On peut mieux comprendre la portée de cette loi lors qu’on sait que dans le Département de la Seine (région parisienne) on trouvait en 1931 sur quelques 5600 praticiens en exercice 5000 Français, 548 étrangers, mais seulement 47 naturalisés. Pourtant, la Loi Armbruster ne suffit pas pour calmer les mécontents du corps médical. En 1935 les étudiants de plusieurs facultés médicales entrent en grève contre les facilités (toutes relatives) que le gouvernement accorde aux intéressés naturalisés pour transformer leur doctorats d’université en diplôme d’Etat. On reproche en particulier à ces derniers d’échapper aux obligations militaires lors qu’ils dépassent 30 ans. Cette agitation conduit à la loi du 26 juillet 1935 qui alourdit les  dispositions de la Loi d’Armbruster. Désormais les naturalisés ne sauraient exercer qu’une fois leur service militaire accompli, ou – s’ils en sont exemptés – qu’après avoir attendu pendant le double de la durée de ce service.

 On assiste à une évolution xénophobe et pour partie antisémite chez les juristes aussi, bien que le barreau exerce déjà depuis 1920 un contrôle vigilant à l’entrée dans la profession d’avocat, en en excluant pratiquement les étrangers, lors même qu’ils sont munis d’un diplôme d’Etat. Il est vrai que la plupart des candidats au barreau venant de l’extérieur est dans ce cas puisque, contrairement aux autres facultés, les facultés de droit n’ont pas créé leur doctorats d’université avant 1912. Avec l’arrivée des réfugiés allemands ce dispositif aurait dû servir de barrage efficace contre l’entrée dans la profession des juristes rescapés du Troisième Reich. Mais de nouveaux candidats se pressent en grands nombres à la porte après 1933. Dès 1934 on compte quelques 300 réfugiés allemands en fin d’études juridiques. C’est sans doute pour ce motif qu’une loi instaure la même année une condition désormais prohibitive à l’entrée des étrangers au barreau. Avant qu’ils puissent prétendre à devenir avocat, on exige des naturalisés - dûment dotés de diplômes d’Etat nécessaires et aprés l’obtention de la citoyenneté française - pas moins de dix années d’attente.

Si la France ne modifie donc pas, même dans la période critique des années 1930, sa politique universitaire d’accueil, en particulier à l’égard des étudiants juifs – en contraste évident avec l’Allemagne nazie -, le verrouillage des accès aux principales professions intellectuelles provoque un affaiblissement dramatique d’une des motivations jadis importante de la venue d’étudiants étrangers (surtout des Juifs de l’est) – à savoir l’émigration définitive et l’espoir de s’installer en France. Il y a une quinzaine de générations d’immigrés contraints dans les universités françaises, dont beaucoup de Juifs, qui, s’ils survivent aux dangers mortels de la Guerre, du régime vichyssois et de l’Occupation, verront leurs projets de carrière déviés de leurs objectifs naturels sinon pour de bon anéantis.

 



[1] En raison du caractère d’essai de cet exposé, il comportera peu de références bibliographiques, notamment celles qui paraissent strictement indispensables pour signaler la source des indicateurs mis en oeuvre dans le texte.

[2] Face au réseau français on ne trouve avant l’entre-deux-guerres qu’en Suisse et en Belgique des universités non germaniques accueillant d’importants effectifs d’étrangers européens. Le public étranger des universités britanniques se compose à cette époque essentiellement des membres des élites coloniales.

[3] Si les anciennes universités, dont la Sorbonne, sont déja tombées victimes de la Révolution francaise, certaines grandes écoles techniques (Mines, Ponts et Chaussées), fondées sous l’ancien régime, ont été maintenues ou rétablies après les troubles révolutionnaires, tandis que l’Ecole Polytechnique et l’Ecole Normale Supérieure (1794) sont elles-mêmes issue de l’élan des réfondations révolutionnaires.

[4] La réorganisation napoléonienne n’a évidemment pas épargné le réseau des ’écoles centrales’ créées peu après la Révolution.

[5] Diminuées à quinze après 1870 à la suite de la perte de Strasbourg (récupérée après 1918 seulement) mais augmentées sous la IIIe République de l’Académie d’Alger.

[6] On sait que, en France, le bac demeure symboliquement le premier grade universitaire, avant la licence. D’où la présence indispensable aux épreuves orales d’un professeur d’une faculté „académique” (Lettres ou Sciences) pour en certifier le bon déroulement et signer les protocoles de collation du grade.

[7]  Les cours des facultés  provinciales „académiques” n’aboutissaient, au 19e siècle, que rarement à des titres ou diplômes, l’octroi de ces derniers (surtout le doctorat) étant pratiquement réservé aux facultés parisiennes.

[8] Si l’on crée dès le début des facultés académiques mais aussi des facultés de droit dans presque toutes les académies, étant donné qu’on considérait à l’époque qu’elles ne nécessitaient pas d’équipements particuliers, les écoles de médecine, liées à des cliniques et des hôpitaux et mobilisant des équipements de laboratoire relativement lourds (salles d’anatomie, amphithéâtres de présentation de malades, etc.) ne se sont développées que progressivement, à commencer par les vieux centres d’études médicales de Paris, de Montpellier et de Nancy.  

[9] Cet arrangement a décisivement rapproché le cursus studiorum français des systèmes continentaux dominants, notamment dans les pays germaniques, tous fondés sur l’obligation des inscriptions trimestrielles dont un certain nombre représentait la condition nécessaire pour passer des examens (généralement huit pour l’examen final, sauf en médecine). En Europe centrale un régime généreux de „reconnaissance” des semestres, accomplis dans d’autres universités que celle prévue pour l’obtention du diplôme, permettait voire encourageait la circulation des étudiants entre universités du même régime. 

[10] On mésestime souvent le poids somme toute extraordinaire qui revient dans le budget-temps des facultés des lettres et des sciences à la préparation aux épreuves de l’agrégation, voie royale en France de la reproduction du corps professoral, commune aux lycées et aux facultés académiques. 

[11] Qu’on songe au Compromis austro-hongrois ou à l’autonomie interne accordée aux provinces habsbourgeoises (la Bohême, la Galicie) depuis 1867, ou encore au Congrès de Berlin (1878), lors que les puissances occidentales reconnaissent et garantissent l’indépendance étatique de la Roumanie, de la Serbie et de la Bulgarie.

[12] A titre d’exemple, voici un rapport roumain sur la situation prévalant au tournant du siecle: „...La faible dotation des laboratoires et des instituts de l’Université de Bucarest ne permettait pas de faire des recherches originales ou bien d’élaborer des thèses de valeur. Rares sont donc des universitaires de la Faculté des sciences qui n’ont pas suivi un cycle de formation universitaire ou des stages en France.” Cf. Ovidiu Bogdan, „L’Université de Bucarest et la France”, in Cahiers d’Histoire (Lyon), 1992/2, 151-171, surtout 162.

[13] En Suisse même quelque peu avant, la première étudiante (russe) s’inscrivant de plein droit à la Faculté de Médecine de l’Université de Zürich dès 1867.

[14] Dans la plupart des pays de l’est les femmes ne pouvaient obtenir que des diplômes littéraires, scientifiques, médicaux ou paramédicaux jusqu’à la fin de l’époque présocialiste.

[15] Cela ne valait pas toutefois - parmi les pays pourvoyeurs d’importants contingents d’étudiants - pour l’Autriche-Hongrie ou pour les pays baltes et scandinaves, d’obédience culturelle plutôt germanique. Sous ce rapport l’Europe du 19e siècle finissant peut être, de fait, schématiquement divisée en deux grandes régions, le pourtour méditerranéen, les Balkans, les pays orthodoxes et latins étant exposés a la domination culturelle francaise (sauf peut-être la Bulgarie), alors que l’Europe centrale et septentrionale était marquée par la prépondérance de l’influence germanique.

[16] Cf. Artur Ruppin, „Russische Studierende an westeuropäischen Universitäten”, Zeitschrift für Demographie und Statistik der Juden, 1905, I. 9-11.

[17] De fait, la présence des „Russes” dans les universités occidentales s’est multipliée entre 1900 et 1911 par sept (!) en France et en Belgique, par plus de trois fois en Allemagne et par deux et demi fois en Suisse – ou les effectifs étaient les plus élevés au début du siècle. Pour les données voir mon étude : „La République des lettres des temps modernes. L’internationalisation des marchés universitaires occidentaux avant la Grande Guerre”, Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 121-122, mars 1998, 92-103, surtout 99.  

[18] Tous les chiffres cités – arrondis - proviennent des Annuaires statistiques de la France.

[19] Sous ce rapport la France fait bloc a cette epoque avec les autres puissances universitaires continentales face a l’Angleterre qui accueillera, elle, jusqu’a la Deuxieme Guerre Mondiale une majorité d’étudiants étrangers issus d’outre-mer, surtout des territoires appartenant au Commonwealt ou aux pays de mandat britanniques, mais aussi de Chine et des Etats-Unis.

[20] Ainsi la Pologne se retrouve en charge d’un large réseaux universitaire national après 1919 au lieu de deux établissements de langue polonaise auparavant. La Roumanie, certes aggrandie, aura elle aussi doublé après 1919 le nombre de ses universités. Mais il en est de même de la petite Hongrie aussi, pourtant très diminuée à la suite du Traité de Trianon, qui maintiendra 4 universités complètes à partir de 1919 au lieu de deux jusqu’alors.

[21] On oublie trop souvent que le régime mussolinienne est resté jusqu’a la fin „objectivement philosémite” en contraste radical avec le nazisme et avec la plupart des régimes protofascistes de l’Europe centrale. Formellement cette proposition ne saurait se vérifier que jusqu’a son entrée dans l’alliance allemande, entraînant la promulgation de lois antijuives classiques à la Nuremberg en 1938. On sait toutefois aussi que, même pendant la guerre, la population, l’armée et les autres institutions italiennes ont été réputées de tout faire pour protéger les Juifs menacés, à l’encontre de leur propre législation et au grand dam, évidemment, de l’allié nazi. De plus, le fascisme italien a également modernisé entre autres son systeme universitaire, si bien que dans l’entre-deux-guerres l’Italie a intégré le cercle étroit des puissances universitaires massivement recherchées par des étudiants étrangers. En cela elle se trouvait en concurrence souvent directe avec la France pour ce qui est de certaines catégories de Juifs (originaires surtout de Hongrie, de Pologne et de Roumanie) refoulés de l’Allemagne nazie dès 1933.

[22] A ma connaissance, la sur-scolarisation probable des Juifs de France, dont on est en tout cas en droit d’avancer l’hypothèse, n’a fait l’objet d’aucune étude démonstrative. Pourtant, l’importance empiriquement perceptible de la présence juive semble tout à fait frappante dans les professions libérales, intellectuelles, scientifiques et techniques, ainsi que dans la haute fonction administrative, dont l’accès nécessite toujours un fort capital scolaire. Or il s’agit d’un agrégat dont la population parente ne représentait vers 1900 encore qu’une fraction infime – de l’ordre de 0,2 % ! – de la population nationale, cette proportion n’atteignant pratiquement jamais 1 % par la suite. Quoi qu’il en soit, étant donné leur faiblesse démographique en termes absolus, les étudiants juifs de France ne pouvaient jamais peser pour beaucoup parmi les étudiants hexagonaux.  

[23] Voir a ce sujet les recherches de Nicolas Manitakis, „Etudiants étrangers, universités françaises et marché de l’emploi du travail intellectuel (fin XIXe-années 1930) : certifier sans gratifier, des titres universitaires pour l’exportation”, in Eric Richard, Gerard Noiriel, Construction des nationalités et immigration dans la France contemporaine, Paris, Presses de l’Ecole Normale Supérieure, 1997, 123-154, surtout 138-141.

 

[24] Cf. N. Manitakis, op. cit. 125.

[25] Ibid. 143.

[26] Pour l’analyse circonstanciée de l’Ausländerfrage il faut renvoyer au livre de Claudie Weil, forme abrégée de sa these doctorale : Etudiants russes en Allemagne 1900-1904. Quand la Russie frappait aux portes de l’Europe, Paris, l’Harmattan, 1996.

[27] D’après des statistiques – qui tendent à sousestimer la présence d’étrangers dans les universités allemandes -,  en 1865/66 on comptait 1460 étrangers inscrits en Allemagne contre quelques centaines en France. A cette époque, avec 455 étudiants rien qu’a Berlin, il devait y avoir plus d’étudiants étrangers que dans toute la France.  Cf. Reinhold Schaier, Die Studenten im internationalen Kulturleben, Munster, 1927, 17.

 

[28] En 1928 parmi les étudiants étrangers en Allemagne pas moins de 83 % des Tchécoslovaques,  80 % des Estoniens, 78 % des Lettons, 74 % des Polonais et des Roumains 64 % des Lituaniens, voire 31 % des Yougoslaves se font enregistrer comme ayant l’allemand comme langue maternelle. Cf. Deutsche Hochschulstatistik, 1928, passim

[29] Dès 1932 on fixe des quotas d’étrangers autorisés à se faire embaucher dans différentes branches d’activité économiques en France. Cf. Vicki Caron, „Loyalties in Conflict : French Jewry and the Refugee Crisis, 1933-1935”, Yearbook of the Leo Baeck Institute, XXXVI, 1991, 305-338, surtout 317.