Paris, BNF, 27 avril, 2004

 

Victor KARADY

 

La sociologie d`un désastre. Essai de bilan .

 

            Il existe désormais une riche littérature sur les désastreuses persécutions des Juifs hongrois avant et pendant la II. Guerre Mondiale. Ses point forts comprennent

-          l’étude du processus historique conduisant aux persécutions

o       à commencer par l’instauration de l’antisémitisme politique en tant que doctrine idéologique officielle du ‘Cours Chrétien’ après les Révolutions de 1918-1919

·         dont la ‘Terreur Blanche’ de 1919-1920 a montré le potentiel meurtrier (avec des centaines de Juifs assassinés sans liens avec les turbulences révolutionnaires)

·         et dont la loi de numerus clausus universitaire de 1920, également essentiellement anti-juive, a illustré une des dimensions sociologiques : l’arrêt de la mobilité sociale extraordinaire des Juifs dans les classes moyennes cultivées

-          l’analyse de la législation anti-juive inaugurée dès 1938 et de ses effets : mon collègue Karsai en présentera ici le bilan

-          le déroulement des persécutions dans l’année terrible de mars 1944 à mars 1945, grâce en particulier aux recherches méticuleuses du professeur Randolph Braham et d’autres

-          mais, outre des mémoires et de quelques travaux d’histoire politique (en particulier sur la ‘politique juive’ des partis de gauche, puis du parti communiste et du renouveau de l’antisémitisme après 1945), on dispose de très peu de données sur la condition des survivants des persécutions, en ce qui concerne les réactions et les stratégies collectives mises en oeuvre par ceux d’entre eux qui sont restés dans le pays en vue de leur intégration dans le nouveau régime.

o       C’est en rappelant mes propres résultats d’enquête à ce sujet – dont les détails remplissent plusieurs livres récemment publiés - que je tenterai d’en faire le bilan en construisant mon exposé autour de quatre grands thèmes

 

  1. Population et mouvements des populations juives après 1944 

 

-          Le bilan chiffré de la Shoah est toujours objet de débats.

o        Sur les quelques 800000 personnes identifiées dans le recensement de 1941 comme ‘légalement juives’ dans les territoires alors provisoirement agrandis autour de 450000 vivaient dans le territoire de Trianon

o       Les effectifs des survivants ont été estimés – selon différentes définitions – entre 140000 et 240000

o       Mais divers mouvements migratoires qui se sont poursuivis entre 1945 et 1949, puis après 1956 rendent ces bilans aléatoires

§         Toutefois la Hongrie est le seul pays de l’Est dont les Juifs survivants soient restés en grande partie – peut-être pour leur moitié – dans leur pays de naissance

 

-          L’aspect le plus important des migrations de l’après-Shoah concerne la concentration des survivants à Budapest

o       La capitale renfermait dès l’entre-deux-guerres la moitié des Juifs de l’Etat croupion créé a Trianon

o       Après 1945 c’était 80 % ou plus des survivants qui y restent ou qui s’y fixent par suite de mouvements de concentration progressifs (jusqu’au-delà de 90 % actuellement)

§         Selon les registres de la Chevra Chadishah de la Communauté Libérale de Pest (de loin la plus importante de la capitale) pas de diminution globale de la population entre 1946 (avec 1481 enterrements) et 1960 (avec 1487 enterrements) !

 

-          La Shoah a brutalement modifié la structure de la population juive sous au moins trois rapports

o       Déficit des hommes, par suite des pertes supérieures subies par la population masculine (131 femmes pour 100 hommes en 1949)

o       Vieillissement (avec 14 % de moins de 20 ans contre 22 % en 1941)

o       Destruction des familles

§         Multiplication des orphelins et des veufs et veuves

§         Généralisation des familles incomplètes (surtout sans pères)

-          d’où la destabilisation du marché matrimonial

o       reprise de la nuptialité, surtout des mariages mixtes, dans les années 1945-1950 avec un maximum en 1946, après l’effondrement après 1938

o       il s’agit d’un mouvement compensatoire important qui a probablement comblé une bonne partie du vide laissé par les destructions et par la raréfaction des mariages entre 1938 et 1945

-          natalité

o       les naissances aussi ont connu un moment de ‘récupération’ entre 1946 et 1948, mais nettement moins important : la dénatalité séculaire s’est poursuivie dans la population juive

§         contrairement à l’ensemble de la Hongrie, qui entre dans une phase de reprise de la natalité après 1950 par suite des mesures natalistes draconiennes liées à la ministre de la santé Ratko (‘générations Ratko’ dans les années 1949-1956)

-          mortalité

o       pas de données fiables sur la mortalité à Budapest sous la terreur des Croix-Fléchées (15 octobre 1944 – février 1945 a Budapest)

§         nette hausse mensuelle des suicides (autour de 10 % de tous les décès) entre avril et juin 1944 et après le 15 octobre 1944

·         ce mouvement disparait dans les mois plus calmes de juillet à septembre 1944 pendant l’occupation à Budapest

·         il est insignifiant après 1945 (1-2 %)

·         des maladies du coeur, cancer, apoplexie et artériosclérose deviennent les principales causes  de mort (responsables de 64 % des morts juifs à Budapest en 1954 selon les registres de la Chevra contre 36 % en 1943

o       la tuberculose disparaît parmi les causes de mortalité importantes (1,6 % de toutes les morts juives en 1954 contre 7,5 % en 1943) 

 

 

 

  1. Stratification socio-professionnelle, mobilité sociale

-          la concentration dans les villes et la proportion des survivants citadins nettement supérieure - surtout à Budapest, comparées à celles des provinces et des régions rurales - déterminent largement la stratification sociale des survivants

o       avec une nette ‘translation vers le haut’ – c’est à dire vers les classes moyennes cultivées ; assimilées, modernisées, urbanisées -  de la structure des classes de l’agrégat juif survivant

-          cette nouvelle donne, due aux pertes différentielles, sera renforcée par l’effet, lui aussi probablement différentiel, du bilan migratoire :  ceux qui restent appartiennent aux groupes les mieux dotés en capitaux culturels et sociaux selon les nouveaux critères de la mobilité sociale : scolarité et ‘fiabilité politique’

-          la réinsertion économique et professionnelle ainsi que la mobilité sociale des survivants prend en effet immédiatement deux formes passablement antagonistiques :

o       beaucoup suivent un modèle ancien, tentant de retrouver leurs anciennes situations dans la petite bourgeoisie (petite boutique, artisanat), dans les professions (avocats, médecins, ingénieurs), voire dans la bourgeoisie d’entreprise et parmi les rentiers (propriétaires d’immeubles – 40-45 % à Budapest)

§         mais ils seront bientôt condamnés au déclassement par suite des nationalisations qui débutent dès 1946 (pour les propriétaires terriens et des industriels)

§         on estime à 20-25 % la proportion des Juifs déportés de Budapest et assignés à résidence dans les campagnes dans la vague de répression stalinienne des ‘classes dirigeantes de l’ancien régime’ (1950-1952)

 

o       des nouveaux modèles d’ascension sociale s’ouvrent spécifiquement aux survivants  dès la Libération dans la fonction publique, dans l’appareil de tous  les ‘partis démocratiques’ et – grande nouveauté historique – dans les forces armées et de la police politique

§         dès 1945 on identifie 101 officiers juifs et 275 autres membres juifs des forces armée dans le nouvel appareil (pas loin de 5 % parmi les  jeunes gens juifs actifs)

§         le passé de persécuté se mue en ‘capital politique’ et sert de fondement ‘naturel’ à des carrières dans le nouveau régime

·         dans ce processus la rapide bureaucratisation du nouveau régime, le capital culturel des survivants ainsi que l’émigration ou l’état politiquement  compromis des anciens membres de l’appareil étatique – qui provoquent une ‘pénurie des cadres’ aigue – jouent un grand rôle

§         le nouveau rapport – le plus souvent positif – avec le régime (ne serait-ce que par une sorte d’adhésion sentimentale au ‘régime libérateur’) justifie l’engagement de beaucoup de survivants dans l’appareil communiste ou social-démocrate

·         cet engagement connaîtra des hauts et des bas – avec souvent bien des déchirements au sein des familles bourgeoises

·         il sera tempéré par des purges ‘anti-bourgeoise’ (sous- entendu anti-juives)

·         il y aura une bifurcation des chemins après 1953 (début de la déstalinisation) et surtout à l’approche de 1956 et par la suite

o       les Juifs survivants seront largement sur-représentés parmi les emprisonnés intellectuels de 1956, mais aussi dans l’exode des émigrés

 

§         toutefois, globalement, l’ascension sociale des survivants et de leur descendants continuera pendant le régime communiste

·         avec maintien d’un écart important entre Juifs et non Juifs

·         selon une enquête de 1999 (réalisée par Andràs Kovàcs) 55 des Juifs adultes possèdent un diplôme d’études supérieures contre 25 % des adultes de Budapest

·         toutefois cet écart est bien moindre que sous l’ancien régime

 

3. Identité collective et stratégies identitaires

-          Il y a sous ce rapport un nouvel état des choses cette fois encore grâce aux pertes différentielles subies dans la Shoah

o       Les survivants et ceux qui ne pertent pas parmi eux appartiennent aux agrégats les plus modernisés et les plus sécularisés, renforçant la légitimité du judaïsme détaché de la religion

§         L’orthodoxie tend à disparaître à la suite de la destruction du judaïsme provincial

§         Dans le nouveau régime politique le sécularisme de la plupart des tendances sionistes, le neutralisme religieux de la social-démocratie et l’athéisme militant des communistes convergent vers le renforcement des tendances anti-confessionnelles

·         Après la prise du pouvoir communiste en 1948 l’athéisme devient doctrine d’état, comprimant la sphère d’influence religieuse 

·         La sécularisation forcée s’exprime spectaculairement dans la diminution des inscriptions des nouveaux-nés et des mariages dans les registres des communautés juives à Budapest (en % des inscrits dans l’état civil:

Naissances   mariages

1933-37                  60 %          54 %

 1938-43                 52 %          55 %

1944                        30 %         21 %

1945-46                  32 %         57 %

1947-48                  34 %         47 %

1949                        28 %        43 %

- apres 1950 les inscriptions disparaissent pratiquement (moins  de 10 % des inscrits d’avant 1949)

§         la sécularisation prend dans les années de transition la forme paradoxale des conversions

·         loin d’être un effet du prosélytisme chrétien, les baptêmes représentent la poursuite des comportement de fuite à la suite du traumatisme de la Shoah dans des milieux sécularisés

o       proportionnellement, le mouvement des baptêmes continue jusqu’à l’année du tournant avec l’intensité des années 1930-1933

o       c’est une conduite de dissimulation radicale, plus qu’un changement de foi, de l’identité juive

o       on baptise les enfants souvent au moment où les parents prennent leur cartes au parti communiste

§         la montée des mariages mixtes, après un creux de quelques années, montre les résultats de l’intégration sociale au début du régime communiste : en 1949 déjà avec 30 % de tous les mariages impliquant des partenaires juifs, le taux des mariés mixtes bat tous les records antérieurs

·         les marés mixtes seront bientôt majoritaires, mais depuis 1950 il n’y a plus que des estimations à ce sujet

§         la poursuite du mouvement classique de l’assimilation ‘nationale’ s’objective dans la reprise des magyarisation des patronymes

·         c’était un mouvement spécifique de l’assimilation nationale dans l’Etat nation multi-ethnique (avec une majorité de non Magyars) d’avant 1919

o       les Juifs y constituaient 60 % des ‘Magyarisés volontaires’

o       mais ils ont été progressivement empêchés de ‘nationaliser’ leur patronymes pendant le ‘cours chrétien’ de l’entre-deux-guerres et complètement exclus de ses bénéfices symboliques après 1937

o       la reprise est très nette entre 1945 et 1949 avec 34 % des magyarisés nés Juifs

-          toutes ces indications montrent que dès les premières années de la Libération d’importantes fractions de l’agrégat survivant entre dans un processus de déjudéisation accélérée

 

  1. L’identité juive dans un nouveau champ de forces politiques et idéologiques

-          Les nouveaux modèles de l’auto-définition collective des survivants se rattachent tous à la nouvelle structure du champ idéologique et politique définie par la tension entre

o       le pôle universaliste portant à la dissimulation maximale du fait juif et représenté par l’idéologie stalinienne, mais aussi – de façon plus modérée – par la sociale-démocratie (dans les années transition)

§         cette orientation universaliste a une longue tradition chez les Juifs en tant que le support idéologique essentiel de la modernisation intellectuelle qui s’est réalisée à la suite de l’émancipation

§         dans des modèles certes très divers tels le libéralisme, l’humanisme franc-maçon, le radical-socialisme, la sociale-démocratie ou, tardivement le socialisme

·         mais l’attrait du communisme était négligeable avant la Shoah en dehors de petits cercles d’intellectuels en rupture de ban avec la bourgeoisie capitaliste juive

o       cela vaut même pour la République des Soviets de mars-juillet 1919 grandement dirigée par des intellectuels juifs - mais souvent au grand dam de la bourgeoisie juive dont ces intellectuels étaient originaires

o       et le pôle particulariste, poussant à la dissimilation et représenté surtout par le sionisme

§         le sionisme n’avait guère d’assises avant 1919 et sa base ne s’est renforcée dans l’Etat croupion que pendant la montée du fascisme

§         sa participation à la lutte anti-nazie lui a assuré une certaine autorité et l’activisme important des organisation sionistes internationales a réussi à mobiliser beaucoup de survivants, memes ceux qui n’auraient pas envisagé l’allyah

o       entre les deux, la tradition de l’assimilationnisme ‘national’ classique continue à marquer le comportement du plus grand nombre, mais elle n’a plus de force mobilisatrice et elle a cessé d’être un modèle programmatique

§         les Juifs survivants se trouvent désormais dans une phase post-assimilationniste où l’assimilation nationale est un fait accompli sur le plan culturel, politique, voire affectif – quelque fort puissent être les ressentiments à l’encontre du ‘peuple fasciste’ (qui a permis la Shoah et dont beaucoup y ont collaboré)

o       le propre de cette réorientation identitaire des survivants réside dans l’ambiguité et la réversibilité de leur choix selon les conjonctures et leur situation

§         ainsi mêmes le communisme et le sionisme - qui se combattent ouvertement et s’excluent mutuellement de façon publique - ne s’avèrent pas exclusifs dans la réalité des choix identitaires

·         selon une enquête de 1949 diligentée par le Comité Central du Parti Communiste unifié, un tiers des membres des organisations sionistes de l’époque étaient encore également inscrits au Parti Communiste 

·         ce genre de ‘double attache’ idéologique sera rapidement éliminé par le pouvoir communiste, les Sionistes étant soit exclus, soit forcés à l’alignement complet sur la ligne communiste, soit même persécutés

·         mais les procès et l’agitation anti-sionistes n’auront jamais pris des tournures aussi dramatiquement (ou sauvagement) antisémites qu’ailleurs dans certains autres pays communistes (Czechoslovaquie, Roumanie, Pologne)

·         sous ce rapport aussi la Hongrie reste une exception, malgré (ou peut-etre á cause du) le poids énorme des dirigeants d’origine juive parmi les hauts dignitaires (le fameux quatuor du grémium stalinien)